Le confinement et la Liberté
Je sortis du chalet. Sur le pas de la porte, l’air vivifiant me saisit le visage et les mains. Un instant, je restai sans bouger, les yeux dans le vague. Le ciel bas et gris de ce début avril n’incitait pas à la randonnée, mais je me dis que le soleil finirait bien par percer, et puis, portant mon regard au loin, quand je vis une grande nappe de brouillard coiffant les arbres sur la ligne de crête, je m’imaginais déjà me perdre dans ses voiles où les contours disparaissent, où plus rien ne vient troubler le silence d’où pourrait surgir à tout moment la fulgurance de l’essentiel.
J’empruntai donc le chemin pierreux au sortir de mon chalet qui, deux
cents mètres plus loin, longeait sur sa droite une vaste étendue
herbeuse très encaissée, perdue pour l’instant dans la brume, au
fond de laquelle montait étouffé le murmure d’un ruisseau qu’on
entendait dévaler la pente. Au-delà, deux mamelons en émergeaient
timidement, très haut au-dessus. On ne pouvait pas deviner les
chalets pourtant étagés sur les hauteurs qu’on apercevait par
beau temps. Sur ma gauche, des prairies en pentes douces
accueillaient des bovins écossais, les Highlands, avec leurs longs
poils si caractéristiques, leur petite taille et leur robustesse
bien adaptée aux terrains accidentés de ce coin du massif vosgien,
que quelques paysans s’étaient mis à élever pour le désherbage
de leurs terrains.
Dès le premier raidillon,
je ressentis une vive brûlure aux poumons, mon pas se fit lourd et
très lent au rythme de mes ahanements. Par habitude, je savais que
les premières douleurs de l’effort s’estomperaient au fil de la
balade, le souffle redevenant plus régulier, les mollets plus
souples, jusqu’à ce que disparaissent les tambourinements du cœur
et des tempes, et que s’installe le silence.
J’avais décidé
d’aller jusqu’à un très petit étang complètement perdu dans
la montagne où j’avais l’habitude de passer une petite heure à
flâner. La première fois que je découvris ce lieu, tout à fait
par hasard, ce fut un énorme choc qui fit ressurgir devant mes yeux
le dessin que j’avais fait en classe, enfant, avec mon stylo quatre
couleurs, d’une petite étendue d’eau nichée dans un creux d’une
forêt, qu’on pouvait apercevoir en contrebas au travers d’un
fouillis d’arbres encore tout déplumés, que le soleil dans ma
tête inonda jusqu’à la fin du cours d’une lumière si apaisante
et si régénératrice. J’avais doucement oublié, comme monsieur
le sous-préfet s’en allant aux champs*1,
obligations, notes, rédactions, pour descendre au bord du petit
étang, laissant monter la sève de mes treize ans dans ce dessin
griffonné sur une page de mon cahier envahi peu à peu de la plus
légère des clartés, pour enfin venir m’asseoir au bord de l’eau,
au pied du grand sapin tout vert. Une buse passa sans bruit, se
percha à l’entour, puis s’envola d’un léger claquement
d’ailes, puis un doux vent soudain fit à peine frissonner la
surface de l’eau…
Une bonne
occasion que ce confinement pour cause de pandémie, pensais-je, ça
me laissera tout le temps pour méditer, d’autant qu’en cette
toute fin d’hiver la nature se réveillait doucement et qu’elle
finira bientôt par exploser dans un concert de formes nouvelles, de
couleurs toujours plus éclatantes, de mouvements et de vie ! J’avais
une pensée triste pour tous ces prisonniers confinés dans leur abri
anti-Covid tremblant de peur devant cette nouvelle maladie dont on ne
savait rien, pas même les scientifiques semblant en être les
géniteurs, que les gouvernements relayés par les médias nous
présentaient comme la nouvelle peste. « On était EN GUERRE, dirent
en cœur les pères fouettards de la république, EN GUERRE ». J’appréhendais
plutôt de voir se répandre une maladie autrement plus meurtrière,
car touchant aux fibres mêmes de notre spiritualité, — notre part
subtile qui nous distingue de l'animal — dont les gouvernements et
leurs aboyeurs manipulent avec doigté, et qui n'est autre que la
grande peste appelée 'soumission'.
J’observais avec désolation la guerre que livraient les médias
dociles et leurs mentors contre les anti-vax, assimilant avec une subtilité des plus perverses les personnes comme moi se méfiant seulement de la nouvelle technologie de vaccins à ARN messager (mais reconnaissant l'efficacité des vaccins traditionnels en général) à l'infime minorité des complotistes. En fait, ces nouveaux vaccins étaient toujours en phase d'expérimentation dans les labos au moment de l'apparition du Covid. Je me demandais alors si l'humanité avait gagné en sagesse, avec sa 'science', aussi bien dans les domaines de la médecine, de la pensée philosophique, des mathématiques et si nous étions désormais plus heureux que nos lointains ancêtres ??? Me
revint en mémoire... j’essayai de restituer mentalement du mieux
que je pus le propos de Frère Michel comparant les temps anciens
barbares avec nos temps modernes dits 'civilisés' qui affirmait ... « ah, oui, c'est ça, 'que
notre barbarie moderne a appris à se dissimuler derrière un langage
de légitimité, dont les traits idéologiques et sentimentaux ont
remplacé les lances et les défis d'antan. L'odeur du papier
monnaie, des fauteuils de cuir, le bruit des discours et des slogans
remplacent l'odeur des peaux d'ours
'*² ...», il y avait aussi des sangliers dans l'histoire, mais je
n’arrivais plus à me souvenir du texte ... , seulement qu’il
terminait son propos en affirmant que 'la
barbarie qui théorise et philosophe s'appelle civilisation'.
*2
Je dus marcher un bon quart d’heure avant de bifurquer sur ma droite sur un large sentier et commencer de m’enfoncer dans un enchevêtrement de hêtres, d’épicéas et de sapins, qui revêtaient le flanc ouest du ballon. Ce jour-là, la forêt avait pris son air austère, résolument décidée à bouder. Tous les épicéas géants de part et d’autre du sentier se renfrognaient à mon passage, et le voile de brume qui leur tombait jusque sur les épaules les rendaient franchement de mauvaise humeur. D’ailleurs, il y a bien longtemps que je savais les arbres aussi vivants que moi, depuis le jour où, adolescent, je me sentis subitement ne plus faire qu’un avec la nature et que je vis tout à la fois de minuscules petits éclats de lumière par milliers, comme des étincelles d’or, scintiller sur le feuillage de l’arbre qui prônait au beau milieu de la pelouse. Cette vision s’empara de tout mon être sans aucun signe avant-coureur. Je me sentis pénétré de la Vivance*³ de l’arbre, et même de la pelouse, bien que je n’y vis pas de scintillement ; l'air, comme une chair subtile m’ unifia à sa Substance, flot ininterrompu roulant ces petites ondes, une Mer intemporelle dans laquelle tout vit mutuellement comme des poissons dans l’Eau bouillonnante de Vie, éternellement régénératrice, arbres, herbes, lumière du jour, soleil et nuages, moi-même animé et tout entier pénétré de son effervescence - l'éternité se goûte comme une évidence - ... A peine pouvais-je me dire "je suis moi", tant ce flot de Vie accaparait l'attention, flot de bien-être plutôt que de sentiment, fusion du Tout plutôt qu'extase des vierges à genoux, Amour expansé par La Seule Vie primordiale ! ……. En y réfléchissant, j’aurais été bien incapable de dire si une personne à mes côtés à ce moment-là aurait pu voir ou ressentir ce que moi-même je vivais alors. Le chien, dont j’avais momentanément la garde, se mit à me regarder fixement, ne relâchant son attention qu'après un long moment, ses deux gros yeux noirs plantés dans le miens, la tête inclinée, semblant déceler de ma personne quelque anomalie invisible. C’était mon subconscient qui m’avait joué des tours, me dirent ceux qui « savent », ou que j’avais eu des hallucinations, éludant toute autre possibilité de réponse. Mais je savais que je n’étais pas fou, que c’était les autres qui ne savaient pas de quoi ils parlaient, ne faisant que répéter ce que la science leur inculquait sans n’avoir aucun argument contradictoire, bornant leur horizon à la seule immédiateté matérielle, sans voir au-delà ce que la Vie charriait de beauté spirituelle, et ce caquètement avait fini par me dissuader d’en reparler. D’autres, moins affirmatifs mais pas moins sceptiques, au fur et à mesure de mon récit se renfermaient dans leur coquille, comme des bernard-l’hermite, leurs yeux s’éteignant peu à peu de la plus petite étincelle de réflexion, et je voyais leur esprit se réfugier dans leur confinement intérieur où ils s’enroulaient autour de leur indifférence.
Au travers de la brume ensorcelante qui s'était mise à s'abaisser silencieusement, à présent qui se déplaçait horizontalement en petites nappes vaporeuses, subrepticement, la forêt n'était plus qu'un sombre océan des plus mystérieux. Au loin, transperçant par instant le rideau de brume, comme des feux follets, une foule fantomatique accrochée à quelque embarcation incertaine se mit à se tordre affreusement d'un rire général, ne regardant pas plus loin que le bout de leur embarcation, trop occupée à maintenir un équilibre précaire. Restait-il à cette foule assez de force pour ressentir l'appel du large, au-delà de cette brume,... ressentir l'appel du large, me répétais-je à voix basse tout en expirant, l'appel du large,... repensant à mon propre naufrage...
Depuis tout petit, j’avais toujours aimé les forêts. Oh ! là là,
combien de balades enivrantes dans le bois de Saint-Cucufa, combien
de joies qui me montaient aux lèvres, et toujours habitées du
murmure des grands arbres majestueux ! Je finissais toujours ma
marche penché au bord de l’étang pour y pêcher des écrevisses.
Que j’aimais particulièrement l’automne et toutes ses teintes
flamboyantes et mordorées ! Que tout alors me paraissait féerique !
Je me faisais à l’idée que les forêts me comprenaient, savaient
apaiser mes déceptions vis à vis des gens ‘très
respectables’ si
sûrs d’eux, dictant, punissant, vociférant, discourant sans fin,
au travers desquels j’entrevoyais déjà des failles, au contraire
des forêts qui ne jugeaient pas, ne tonnaient pas, frissonnant de
plaisir au moindre souffle du vent, et puis laissant siffloter les
oiseaux si joyeux dans leur feuillage. Parfois, le vent espiègle
s’amusait, après une averse, à secouer vivement la cime des
arbres, exprès, pour me mouiller, comme moi, quand je sautais à
pieds joints dans les flaques pour voir le jet d’eau que ça
ferait, exprès, pour mon plus grand plaisir, suivi des inlassables
réprimandes de mon père – quand il se trouvait là – que ce
dernier devait à chaque fois renouveler, étant tête de pioche,
comme on me disait. Pourtant, je me rappellerai toujours cette
fameuse phrase qu’il me lança un jour, excédé de me voir sauter
dans les flaques : « Jean, arrête, c’est ta mère qui va devoir
laver tes affaires après ! » . De ce jour, j’avais cessé de
sauter dans les flaques d’eau. Je compris alors que toute invective
n’avait de sens qu’expliquée, ce que la plupart des gens ne
comprenaient pas encore, ou ne s’étaient jamais donné la peine de
la réflexion, manifestement, s’arrogeant le droit d’être les
décideurs de leur seule morale, de leur seule raison. Les
punitions qui m’étaient infligées à l’école et chez moi
n’ayant jamais eu prises sur moi, j’en étais venu à me demander
s’il en était de même pour tous les autres, si les prisonniers
sortaient meilleurs de leur geôle, si les bonnets d’âne
amélioraient l’intelligence de l’élève qui le portait, si les
lois antiracistes changeaient vraiment le raciste, si monsieur le
juge n’avait rien à se reprocher ... A présent, je me
demandais encore pourquoi messieurs Macron et Philippe avaient
interdit les promenades en forêt ou en montagne en ces temps de
confinement ? Une bonne explication aurait pu me convaincre de ne
pas marcher en forêt quatre heures par jour, faisant appel à mon
civisme. Le seul fait de l’interdit et de l’absence de sa
justification me donnait plus de plaisir à ne pas amputer ma liberté
à laquelle je tenais tant… Nous sommes vraiment devenus des ânes
bâtés, marmonnai-je tout en secouant la tête alors penchée sur le
chemin boueux. Nous acceptons tout sans même une explication !
Les cris stridents d’une
troupe de corbeaux braillards me fit soudainement sortir de mes
pensées. C’est alors que je m’aperçus de la lenteur de mon pas,
comme le temps qui semblait ralentir jusqu’à ne plus devenir qu’un
grand espace vaporeux d’où mon esprit s’évadait parfois. Seules
des petites chutes d’eau dévalant le massif déchiraient encore le
silence, de loin en loin, jusqu’à se perdre dans la pente. Plus
haut, il faudra tendre l’oreille pour ne plus entendre que leur
doux murmure. L'air vivifiant devenait de moins en moins piquant, à
mesure que la brume se déchirait, laissant le ciel dévoiler de
beaux espaces bleutés. Les dernières traces de l’hiver
finissaient de s’en aller en cette fin mars. La vallée par instant
se laissait deviner au hasard d’une trouée d’arbres, émergeant
peu à peu de son réveil brumeux d’où montait le bruit sourd des
camions s’en allant sur Mulhouse. Vers les hauteurs ne pointait pas
encore le moindre bout de ciel qui devait annoncer l’approche du
plateau pour un sentier enfin plat. Mais je n’étais pas pressé.
S’enfoncer dans le silence inclut la suspension du temps, retient
le même espace qui n’a plus l’air de changer, requiert
paradoxalement une écoute plus attentive dudit silence, puise enfin
tout au fond une quiétude, non une joie, une quiétude...
Ce
n’est qu’au bout d’une longue montée qui n’en finissait pas
que je décidai de m’asseoir sur un vieux tronc tout desséché,
affalé sur le bas-côté, à la croisée de deux chemins. Je me
sentis soudain tout aussi cabossé que ce vieux bout d’arbre, moins
ridé certes, mais où la sève de la jeunesse ne coulait plus guère.
En jetant un regard en arrière, je frémis à l’idée que je
n’avais pas vraiment emprunté le chemin de joie que je voulus
enfant, quand, assis sur un cheval du manège près des vents
tournant dans les champs de blé, de tendres têtes folles, emportées
d’un mouvement perpétuel et fou comme la ronde inlassablement
ronde du manège, s’échevelaient devant moi et leurs cheveux
volaient jusque dans mes yeux , fuyant, fuyant très vite. Et le
manège tournait si vite, de plus en plus vite, qu’au bout d’un
moment, je me retrouvais suspendu aux roues du vent parmi la
flottaison des rondeurs pour lesquelles je tendis obstinément mes
mains ; j’étais serein, comme le vent dans les blés, le vent
calme, ni fiévreux ni mièvre, comme ce vent frais n’attendant
qu’une aube fraîche, j’étais serein…
J’avais
du mal à me souvenir dans quelles circonstances
les vagues
obstinées de la réalité m’avaient submergé au sortir de mon
adolescence, me déposant peu à peu sur les trottoirs de la foule et
des cris et des petits pas pressées, à quel moment je m’étais
retrouvé, hébété, loin des hystéries aux trousses des déluges,
des éternités, à quelle allure aussi mon univers avait fini par
s’écrouler sur lui-même à l’approche de la trentaine dans le
grand trou noir des paradis artificiels, avalant mon temps, mon
espace et ma lumière. J’étais resté depuis l’enfance comme la
belle au bois dormant allongé en son étang, où des fées
envoûtantes m’avaient maintenu dans un voluptueux sommeil,
soulevant par instant de leur chant mélodieux le voile derrière
lequel une autre REALITE se laissait deviner, l’espace d’un
battement de cils… j’avais senti comme un tourbillon de rondeurs
toujours insaisissables flotter tout autour de moi et qui ne
demandait qu’à exploser en une gerbe de lumière chargée de la
vraie VIE, mais jamais alors je n’eus la force de le crier. Petit à
petit, par lâcheté et par paresse tout à la fois, mais aussi
devant la foule de plus en plus fantomatique à mes yeux, je m’étais
éteint de moi-même, de légères dégringolades en légères
déceptions. Le ciel se mit à rapetisser au fur et à mesure que je
me blottissais d'absence en absence au fond de mon antre, le ciel,
mais aussi la belle lumière vaporeuse et mordorée, qui jadis
ouvrait tous grands les espaces infinis pour remplir le temps de son
éternité. Les petits tracas mesquins de la foule m’indifféra. La
plupart des choses qui m’arrivèrent perdirent de leur importance
pour laisser place au spacieux silence où les rondeurs
insaisissables flottèrent encore un temps tout autour de moi avant
de disparaître tout à fait, laissant place au grand trou noir des
paradis artificiels qui me rouleront dans une longue nuit sans fond,
avant que je n’en émerge doucement comme un naufragé rendu à la
lumière … Ce
furent alors des courses en voiture sous les néons des villes les
nuits qui défilèrent, des heures et des heures, les interminables
attentes comme on attend l’aimée, les fausses joies, les bars
remplis des cris sourds des solitudes, des ivrognes, des prostituées,
les rendez-vous furtifs, les ombres glissées derrière vous, les
trottoirs éclaboussés des flaques de lumière comme des
projecteurs, et les flics aux coins des rues jouissant à l’avance
de vous attraper, les arnaques, et toujours la nuit, cette
interminable nuit qui durera près de sept longues années qui ne
furent qu’une seule nuit aussi éphémère qu’un papillon
nocturne, et puis, le deal abouti, votre maîtresse entre vos mains,
l’impérieuse nécessité de courir vous réfugier dans votre
paradis, vous et vos potes, vous et votre envie d’être ailleurs,
vous et votre univers psychédélique, loin des absurdités
soudainement enfuies des délires des puissants et des gémissements
des agneaux, et la nuit n’en finissant plus, semblant suspendue à
son éternité dans la chaleur du venin dans les veines…
Je
dus m’appuyer sur mes deux mains pour me relever péniblement, tout
ankylosé que j’étais, promenai un dernier regard au pied du vieux
tronc sur lequel je m’étais assis, espérant apercevoir quelque
insecte vaquer à ses occupations : une fourmi, une mouche, peut-être
un coléoptère, puis me décidai à quitter le long et large sentier
pour emprunter sur ma gauche une étroite sente très raide, longue
d’une centaine de mètres enfouie sous des épicéas si géants
qu’un bout de la nuit semblait y être restée prisonnière. Très
vite pourtant, un petit trou de lumière pointa tout en haut. Puis ce
fut enfin un large et profond chemin montant en pente douce, parsemé
sur ses bords de petites étendues d’eau encore gelées par
endroit. De timides rayons du soleil commençaient à se déverser
entre les arbres, étalant de grosses flaques de lumière à leur
pied, jusqu’à zébrer par instants le chemin, illuminant le tapis
de feuilles mortes subitement mordorées, restées jusqu’à présent
dans l’ombre. Tantôt, j’avais affaire au clan des sapins des
Vosges alors très grands et vigoureux où seuls quelques hêtres
malingres avaient osé se glisser, d’autres fois ces mêmes hêtres,
commençant tout juste à se rhabiller, trônaient en maître, leur
feuillage naissant soudain étincelant de ce vert acidulé que la
lumière faisait contraster avec les robes vert bouteille des chétifs
sapins à leur tour malingres au milieu d’eux. Un cumulus venait de
temps en temps replonger l’endroit dans une grande neutralité,
réunifiant hêtres, sapins, feuilles mortes…
... Plus rien ne vint me troubler, pas même une seule pensée.
La quiétude s’était mise à envahir tout mon espace ; les chemins
se succédaient aux chemins, les arbres aux arbres, les oiseaux aux
oiseaux, le voile de brume se déchirait de petits morceaux en petits
morceaux... Je me fis plus attentif à ce qui pouvait se passer
autour de moi, me mis à tendre l’oreille au moindre craquement,
traquant l’éventuel animal qui, j’en étais sûr, me suivait des
yeux. D’ailleurs, il n’était pas rare que j’aperçoive un
chamois, une biche ou un renard détaler à mon approche dans ce coin
du massif resté sauvage, mais le plus souvent je n’entendais que
le bruit de leur fuite. Je devenais peu à peu plus animal, les
naseaux flairant le moindre effluve, le pas léger, et cette soudaine
attitude d’homme aux aguets me fit glisser mentalement un peu plus
haut de ce même versant, où fut abattu en novembre 44 Jean-Paul
Sac, tout jeune résistant de 19 ans, d’une rafale de
fusil-mitrailleur. Un monument à sa mémoire trône depuis au bord
de la route qui monte au Drumont. « Je n’aurais jamais pu être un
bon soldat » pensai-je. Si j’avais pu, j’aurais même essayé de
fuir, fuir ce moment de folie fugace qui, quelques décennies plus
tard ne voudrait plus rien dire. D’ailleurs, j’avais toujours
tenu pour responsables les gouvernants et quelques autres industriels
et financiers d’être les fomenteurs des guerres, les soldats de
pauvres bougres manipulés à l’envi pour la plupart obligés de se
battre, un fusil braqué dans le dos, ces dirigeants de tous poils
obnubilés qu'ils ont toujours été à vouloir dominer le pays
voisin pour mieux l'exploiter, le piller, tout en tenant d'une poigne
de fer tout son petit peuple qui, à la moindre contestation était
remis dans le droit chemin sous prétexte d'ordre public, ou le plus
souvent cachant leurs manigances sous le seau du 'secret-défense'.
Et pas un gouvernement pour agir autrement ! J’avais toujours pensé
que les guerres n'étaient que la conséquence de velléités et de
conflits larvés géopolitiques et commerciaux d’une insidieuse
perversité. Pour ne citer qu'eux, l'état français et celui de
l'Angleterre à ce sujet ne sont pas les oies blanches qu'ils se
plaisent à nous conter ! ... Je contemplai un instant les arbres, le
ciel, les violettes timidement poussées sur le bord du chemin .. Où
j’en étais ?...la guerre...ah oui, la guerre et ses chefs,
qui de tous temps firent médailler à tour de bras pour mieux
signifier où étaient ses héros fidèles et fusiller ses
objecteurs… ses objecteurs... L'homme libre n'est-il pas celui qui
choisit son combat, celui qui, par conviction, se bat pour un monde
meilleur, l'esprit toujours critique aux boniments des maîtres
idolâtres de leurs systèmes, ces dominateurs de tous poils
inspirant aux faibles qu’ils dominent, et dont ils tirent profit,
de devenir comme leurs dominateurs et leur spoliateurs ? *4……...
Je relevai la tête, soufflai longuement comme pour expulser l’air retenu trop longtemps dans mes poumons à force de contraction, secouai la tête en tous sens pour en éloigner les sales ombres … Peut-être pourrais-je surprendre la chouette de Tengmalm dans le creux d’un arbre que je savais assez répandue dans le massif Vosgien à cause de ses nombreux hêtres et résineux.... Les élans de masse, avec toujours un meneur, un mot d’ordre, m’avaient toujours semblé suspects, quand tous étaient censés marcher d’un même pas, parler d’une même voix. Mais combien de personnes réunies dans ces foules pourraient demain former un mouvement vraiment cohérent ? Combien seraient prêts à s’étriper dès que serait aborder le racisme, l’avortement ou l’homosexualité ?
« D’ailleurs, m’étais-je interrogé auprès d'un ami, y aurait-il tant de lois pour régler tous les conflits possibles et inimaginables, tant de restrictions imposées par toutes sortes de menaces, amputant une grande part de notre liberté, si cette masse s’accordait tant ?
– Mais moi, je suis libre, m’avait répondu un ami, vraiment libre !
– Tu te crois libre, lui avais-je répondu, parce que tu es riche, et parce que pour l’instant la France est riche ! Mais où est la liberté des migrants qui fuient les conflits de leur pays, du citoyen que l'on congédie faute de travail ? Et puis, étais-tu libre quand pendant trente années de ta vie tu as suivi des séances en psychiatrie ? Et ne sommes-nous pas tous plus ou moins prisonniers de nos tares, contraints que nous sommes à toujours plus réussir socialement aux dépens de celui qui rate, à toujours plus nous démener, toujours plus courir, courber l'échine devant son supérieur sous peine de sanctions, apprendre toujours plus au rythme du monde qui se complexifie, se gonfle de savoir jusqu’à en perdre le simple bon sens ? Comment alors, sous des siècles de servitude serions nous en mesure de savoir encore ce qu’est la liberté, celle indispensable au bonheur ? Chacun a sa conception de la liberté, mais ce n'est qu'une liberté de pendu ! ...Pour ma part, lui dis-je après un bref instant de silence, le regard plongé dans son regard, comme pour mieux le saisir, je me suis drogué pendant sept longues années, et je me crus libre, libre de sauter allègrement par dessus les contraintes de la réalité, libre de fuir le quotidien de la foule que je soupçonnais soumise et apathique, pour enfin respirer à jamais les embruns au large, mais en oubliant jusqu'à l'instinct commun de vivre sainement, oubliant tout à la fois que le bonheur, s'il doit exister de nouveau sur terre un jour, n'aura qu'une direction possible, celle de la vertu, car sans vertu, il n'y aura jamais de Liberté possible ! Et les embruns se changèrent en vapeurs enivrantes pleines d'hallucinants vertiges qui me firent perdre jusqu'à mes dernières gouttes d'empathie, comme l'humanité perdit, après les temps adamiques, l'instinct de sa vraie Liberté et de son Bonheur ! ... Car enfin, – pour paraphraser le prophète Frère Michel, lui dis-je encore – , se lever le matin, prendre sa voiture ou les transports en commun, aller au travail, râler dans les embouteillages, le soir allumer la télé en s’affalant sur le canapé, trop exténué pour réfléchir, attendre les congés, sans oublier de payer ses factures, est-ce cela être libre ? En paraphrasant cette fois Rimbaud, je dirais que la liberté est à réinventer ! ». La discussion en resta là. Puis nous bûmes un café ensemble, silencieusement. Je portai mon regard sur la pelouse qui s’étalait devant moi, derrière la baie vitrée. Ma pensée replongea subitement dans mon douloureux passé… En voulant me libérer des contraintes sociales qui m’étouffaient, je m’étais attaché au totem du grand sorcier qui me fit prendre les vessies pour des lanternes. A l’aide de sa grande paille magique, ce grand sorcier à tête de diable m’aspira les dernières gouttes des relatifs petits amours qui suintaient encore de ma personne ! Et je n'y vis que du feu!
Je m’aperçus que la forêt avait retiré définitivement ses derniers bouts de voilette de brume, laissant apparaître un ciel bleu parsemé seulement de quelques minuscules cumulus tout blancs. Quant aux arbres, ils avaient fini de bouder, bombant fièrement leur tronc vigoureux. Seuls quelques oiseaux encore mal réveillés me houspillaient. Ce n’étaient que sifflets rapides et appuyés qui se propageaient d’arbre en arbre, chacun y allant de sa tirade dès que j’approchais de leur territoire. Le premier houspilleur dépassé d’un bon vingt mètres, il se taisait, et c’est son voisin qui se mettait en devoir de m’intimer l’ordre de passer mon chemin au plus vite. Tous ces énergumènes s’évertuaient à me lancer leur « huit huit huit » ou « vite vite vite », insistant lourdement au-dessus de ma tête. Quel privilège que de pouvoir se promener dans cette belle forêt, respirer l’air, le soleil, les arbres, m'absorber tout entier du ciel bleu comme une mer bleue … oh là là, quelle joie ! J’en aimais tout aussi bien les temps pluvieux, quand le doux tambourinement de la pluie sur les feuilles apaise l'instant devenu si fluide, quand l'oiseau se tait, et l'animal assoupi sous quelque abri... J’en aimais pareillement la brume d'où pouvait surgir à tout moment la fulgurance de l'essentiel, ... tout aussi bien la neige, ... ou bien le vent ...Tous ces millions d’êtres confinés au fond de leur antre, fuyant l’hypothétique mort, qui pour la plupart ne croyaient pas en une forme de survie, ... que pouvait bien leur faire de mourir un peu plus tôt ou un peu plus tard si c’était pour ne plus exister en fin de compte, n’être plus rien, pas même une bribe de poussière, rien de rien ! ?
«
Je ne suis pas d’accord, m’avait répondu un collègue qui ne
croyait pas à une forme de vie post-mortem. Plus je mourrai tard,
mieux ça vaudra !
– Mais une fois mort, si tu n’es plus
rien comme tu le penses, que t’aura fait de mourir à trente ans
plutôt qu’à quatre-vingts, au bout du compte, puisque tu
n’existeras plus ?
– Ah, non, ce n’est pas pareil ! Là,
tu te trompes !
– Mais n’est-ce pas parce qu’inconsciemment tu sens que tu es immortel que tu réagis ainsi ? »
Le collègue n’avait pas pris la peine de répondre à cette interrogation qu’il martela aussitôt qu’il n’était toujours pas d’accord ! »
J’ai toujours été étonné que ceux-là mêmes qui arguent sans argument que la vie après la mort n’existe pas n’ont même pas le bon sens de leur croyance ! Peut-être mon enfance rebelle et les bizarreries qui me surprenaient de temps en temps avaient très tôt façonné ma réflexion sur la vie et sur la mort. Alors âgé de 12 ou 13 ans, particulièrement énervé envers mon père, je m'étais réfugié comme à mon habitude dans mon confinement intérieur, quand je ressentis soudain mon grand-père, alors décédé depuis quelques années, m’insuffler de ne pas bouder. Insuffler est bien le verbe qui convient, car aucune parole n'avait été entendue. J’avais pris le conseil aussi naturellement que si mon grand-père avait été à mes côtés. Ce fut comme une sorte de télépathie, non de mots, mais de perception. C'est drôle, dire que j'ai trouvé cela tout à fait naturel, sans plus me poser de questions à l'époque ! Peut-être ma grosse colère m'empêcha d'y prêter plus attention ! Une autre fois, adolescent, j’étais subitement sorti de mon corps, alors allongé sur mon lit et rêvassant, ceci bien avant que je ne me fourvoie. Pourtant, jamais ces étrangetés ne m'avaient amené au Dieu des églises si peu cohérent avec le bon sens. Non, seule la logique de la vie me faisait m’interroger, et derrière cette logique, j’y installai une Intelligence – nullement définie –, car il y en avait forcément une, le hasard ne pouvant rien créer, encore moins créer la logique ! La seule fois où je levai les yeux et les mains au ciel, après trois jours de disette, tout suppliant, ne suppliant personne en particulier mais suppliant, alors jeune homme, ce fut pour espérer trouver 50 francs, le prix d'un onglet-frites à la brasserie du coin, 49,90 francs exactement. Et chose incroyable, aussitôt sorti de la banque qui m’indiquait que ma paie n’était pas encore versée, le billet tant espéré flottait sur le trottoir !
Quelques années plus tard, étant tombé par hasard à la Fnac sur 'La Révélation d'Ares', j’avais été convaincu que Frère Michel était bien un prophète, car la Parole reçue et transcrite et son enseignement étaient le bon sens même, dénouant un à un les nœuds complexes que les religions de toutes sortes avaient faits pour détourner pour leurs seuls intérêts la Parole livrée à tous mais dans la lumière. Ainsi Frère Michel affirme t-il que 'le Salut ne vient pas de ce qu'on croit, mais de ce qu'on fait de bien'*⁴ , qu'ainsi l'incroyant peut être autant justifié que le croyant, — qui pourrait opposer un argument à ce bon sens ? — ou quand il dit qu' "en religion, croire c'est considérer dogmes et règles comme vérité absolue, indiscutable et exclusivement salvatrice" *5 ? "
Je connaissais mes failles. Mais étant un peu moins naïf, un peu plus sensible à la métaphysique environnante que la plupart des gens et le sens critique un peu plus aiguisé à cause de mon besoin vital de n’être pas ficelé et plongé dans la marmite des grands sorciers modernes, gouvernants, financiers, papes, et j’en passe, faisant la pluie et le beau temps sur nos têtes rendues faibles, je savais, pour l’avoir fugacement ressenti quelques fois, qu’un tissu vivant invisible flottait dans l’air, nous enveloppant tous, nous imprégnant de sa Vivance, mais où, nous aussi, y imprégnions tout notre être, depuis si longtemps en dissonance avec Elle ! Parfois, trop sonore, cette dissonance ne pouvait-elle pas être la cause des atrocités commises en masse et n'en n'étions nous pas tous, par conséquent, les victimes autant que les coupables ? …… L’odeur nauséabonde dans laquelle venaient de flotter mes pensées firent ressurgir l'assaut des avions dans la nuit irakienne qui me roulèrent dans une angoisse sans fond, voilà bien des années. Dans ce cauchemar prémonitoire surgirent des avions immensément grands, éblouissant d'une lumière aveuglante dans la nuit noire, et volant très bas, si bas, presque à frôler le sol, tellement grands, les carlingues blanches rutilantes sous les jets d'éclairs des bombes, tandis que tous et moi-même essayions de fuir sur cette plaine noire comme la boue noire où des corps gisaient quand d'autres rampaient, tous reliés par une même peur terrible comme une même chair malodorante englobant toute la scène, cadavres, hommes, femmes, bombes, explosions aveuglantes, enfants, avions, refermée sur elle-même, dans cette immonde nuit fixée dans le tissu des lieux ! Je restai un long moment sans bouger, laissant peu à peu s'évaporer ces relents nauséabonds. Pourquoi les grands épicéas tendent le plus possible de bras vers la lumière, laissant parfois dépérir ceux poussés vers l’ombre pour optimiser leur chance de grandir, les violettes pourtant si timides y tourner leur tête, et les fourmis rousses, ces sacrées architectes, construire invariablement leur nid côté sud , quand, nous, les êtres humains, tournions nos têtes le plus souvent vers l’ombre ? J’en demandai la raison à tous ces êtres présents, oiseaux, arbres, chamois cachés, pierres, fourmis …. Mais pas un n’osa répondre…………………………
Le
soleil désormais assez haut dans le ciel avait fini par occuper tout
l'espace, répandant une douce chaleur. Seule une brise des plus
discrètes venait par instant en effacer la tendre morsure. Les
fourmis rousses étaient déjà à la réfection de leur royaume
endommagé par l'hiver et par les coups de bec des grands piverts qui
en raffolent. Je me mis soudainement à sourire en voyant la typique
bande centrale herbeuse du chemin carrossable que j’arpentais à
présent qui me rappela le lièvre aperçu la veille, la truffe
plongée dans l’herbe rase, à une trentaine de mètres en
contrebas, remonter ainsi vers moi, puis s’arrêter, la tête alors
redressée, puis repartir de plus belle, la truffe de nouveau dans la
bande herbeuse. Quand le lièvre s’arrêta pour la troisième fois,
la tête alors redressée, il vit à une vingtaine de mètres de lui
ce drôle d’animal planté là au milieu du chemin avec une
casquette au sommet. Le lièvre s’était alors assis tranquillement
sur son séant, se redressant sur ses deux pattes postérieures,
droit comme un juge, le torse bombé, ses deux pattes antérieures
bien collées sur sa poitrine, ses deux grandes oreilles dressées
toutes droites, le regard fixé sur l’animal à casquette. Avec sa
belle fourrure toute luisante et blanche sur son poitrail et son port
si solennel, il ne lui manquait plus que la toque de magistrat,
pensai-je alors, en attendant le verdict. Je n’attendis guère
longtemps pour savoir que j’étais jugé ‘persona non grata’
quand le lièvre, sans prononcer un mot, se remit sur ses quatre
pattes pour disparaître dans la pente…
Ce
n’est qu’au bout d’un bon quart d’heure que je débouchai sur
une large place découverte et plane. Au fond de la place, une cahute
en bois attendait le promeneur fatigué. Je décidai de m’y
reposer, non que je fus exténué, mais j’aimais ces chalets
miniatures et leur décor Far West qu’on rencontrait un peu partout
dans le massif Vosgien. Tout de suite en entrant, je trouvai dans le
coin droit un vieux poêle à bois ; j’ allai m’asseoir sur un
des bancs situés de chaque côté de la table collée à la fenêtre
du fond. Machinalement, j’ouvris le cahier posé sur la table et
tombai sur le message enfantin suivant : ‘ amandine
+ nicolas = amoure pour la vie’,
avec six cœurs dessinés dans un cercle. Une bougie trônait sur une
étagère avec une vieille casserole. Aussitôt, je revis le jour où,
à Paris, Tracy était repartie pour l’Angleterre, m’ayant laissé
un dernier ultimatum : « Si tu sors maintenant pour chercher ta
dose, je m’en vais ». A mon retour, elle n’était plus là.
Qu’importe, pensai-je alors ! Je me riais des manœuvres
humaines : amours évanescents, travail, larmes des pauvres, souci
des ambitieux, discours interminables des penseurs, disputes,
regrets, mouvements des foules, tout cela dans d’incompréhensibles
jacassements. Je me rappelais ma fuite, mes nuits éthériques où
tout s'apaise en une chaude flottaison à mesure que la sève
injectée se répand et monte comme une puissante vague dans tout le
corps qui devient soudain le seul espace véritable se ramollissant
peu à peu comme les montres de Dali, si bien qu'au bout de moi-même
il n'existât plus rien. Les rondeurs insaisissables avaient cessé
de flotter dans l'air, pourtant prêtes à éclater en une gerbe
d'amour après que le voile qui me séparait du côté de la vraie
vie se serait soulevé à tout jamais, et pour lesquelles j’avais
tendu obstinément mes mains... Elles s'étaient répandues en pluies
fines sur les trottoirs de mes déambulations nocturnes, goutte à
goutte, sans bruit, sans effusion, sans rien qui les retienne, ...
jusqu'à ce que, de nuit en nuit, de compagnons de galères en
compagnons disparus sans la moindre plainte, tout doucement, dans le
grand silence de l'absence, et de manque en manque traînant leur
cortège de douleurs, le grand trou noir toujours plus menaçant
vienne absorber dans son antre les quelques braises qui me restaient
de vie. «
Demain, j'arrête » me répétais-je de rechute en rechute, promesse
aussi insignifiante qu’une parole d’ivrogne qui étanche un
instant sa soif dans les ailleurs,
ailleurs
que dans quelque autre passion aussi vaine, aussi illusoire de
ceux qui savent avec raison
jouir des frivolités que l’homme moderne s’est créées ….. Le
crack remplaça l'héroïne. Puis le sevrage de la dinde
froide*⁶ se mit à
relancer le tic-tac de l'horloge, d'abord très lentement, presque en
sourdine, s'accélérant peu à peu, de plus en plus obsédant, de
plus en plus fort, jusqu'à ce que cet horrible son se disloque tout
à fait dans des douleurs de crampes, de frissons, de sueurs froides,
le tout couvert par les cris des gueules grandes ouvertes des
secondes toujours plus infernales, jusqu'à ce que la réalité, au
bout de la tourmente, se mette à me sauter au visage comme un chat
enragé, toutes griffes dehors ! Puis,
de petits matins en petits matins, la réalité se fit moins
agressive, faisant apparaître le jour de moins en moins trouble,
jusqu'à s'ouvrir d'aucun chemin, mais s'ouvrir amplement, tout
soudainement dans de longs miaulements plaintifs, les yeux encore
embués du long sommeil de mes nuits blanches. « Moi
! Moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je
suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité
rugueuse à étreindre ! »
cria Rimbaud. Émergeant
peu à peu avec la fraîcheur de l’aube, je m’étais efforcé de
regagner l’autre côté de la rive où les gens, de petits pas
pressés en petits pas pressés, s’affairaient à leurs occupations
quotidiennes. La lumière du jour me fit cligner des yeux les
premiers temps. Je m’étonnai d’abord de la douceur qui se mit à
flotter dans l’air, du claquement des talons sur les trottoirs
s’étouffant soudain comme dans un rêve et du flot des voitures
s’évadant dans un doux ronron ; je me remis à regarder les gens…
Quand je ressortis de la cahute, encore tout engourdi par les assauts cruels du passé, le ciel bleu azur, si présent qu'il rendait toute autre pensée surannée, commença de me délester de mon pesant fardeau qui sembla ne plus être au bout d'un instant qu'un mauvais rêve dont je ne pus dire s'il fut réel un jour; la seule réalité, ma seule pensée prenant corps fut que le ciel si fluide me traversait, dissipant les dernières interrogations. Le soleil éclaboussait de sa chaleur tout l'espace, hormis l'air encore frais blotti à l'ombre des grands arbres...
L’étang
n’était plus très loin. Un quart d’heure après, j’arrivai au
bout d’un chemin qui débouchait sur une route asphaltée menant au
sommet, – où prônait le monument dédié à Jean-Paul Sac – que
je quittai cent mètres plus loin pour bifurquer vers un court
sentier pentu au bout duquel se prolongeait, obliquant légèrement,
un large chemin herbu enfin plat. Au dessus de ma tête le ciel se
laissait embrasser ; sur ma gauche, très profondément enfouie, la
vallée très étroite se dévoilait soudain dans toute sa nudité,
au-delà de laquelle les deux mamelons du Grand et du Petit Ventron
se laissaient admirer; cette vue dégagée renforça mon impression
de légèreté. Trois cents mètres plus loin, le sentier finissait
sa course en encerclant le fameux étang qu'on pouvait contempler en
contrebas. D'ici, le dessin griffonné bien des années plus tôt
venait se superposer à merveille avec la réalité, me jetant dans
un grand trouble, à chacune de mes venues ! L’étang
se laissait deviner tout au fond au travers de sapins pectinés, une grande étendue sombre couvrant une moitié de sa surface où se miraient
les arbres, le reste se répandant en une large bande vert tendre de
lenticules. Après un court instant, je me décidai à descendre la
sente très raide sur une dizaine de mètres pour arriver au pied de
l’eau qui affleurait. Quel spectacle ! L’étang s’étalait
devant moi dans sa largeur de quelques vingt mètres, au dessus
duquel on pouvait apercevoir tout en haut le crâne pelé du sommet
du Drumont. Quant à sa longueur, elle ne devait pas excéder les
trente mètres. Je m’assis de nouveau tout au bord de l’étang,
comme je le faisais à chaque fois que je m’y rendais, pour voir
immédiatement ressurgir intact le voile de lumière pure inondant la
classe pendant que je dessinais paisiblement mon dessin, la tête
tournée comme les tournesols vers le soleil dardant ses rayons au
travers des vitres de la classe. L’air frais de ma jeunesse me picota le visage.
Le ciel était toujours aussi bleu, d’un bleu, savez-vous ! … Je
me sentais si léger ! Maintenant, je ne pouvais plus dire que je ne
savais pas, que je ne savais pas ce que la Vie attendait de moi et
ce que j’attendais de la Vie. Je savais. J’en connaissais
désormais les contraintes que je consentais avec enthousiasme, et
cette certitude me délivrait de toutes les prisons prêtes à
refermer leurs portes derrière moi .
……. Un oiseau
passa, se percha sur un des sapins à l’entour, puis s’envola,
puis un doux vent soudain fit à peine frissonner la surface de
l’eau. Une vague venue de très loin me submergea, m’allégeant
soudain du poids des ans, pour se répandre dans tout mon être. Je
sentis la magie de mon enfance ressurgir à l’assaut de cette
vague.
Bussang,
le 8 mai 2022
Bonjour Jean, je viens de prendre connaissance de ce beau "récit" personnel, empreint de forts ressentis émotionnels et intuitifs exprimés avec une parfaite lucidité. Ne faire qu'un avec Dame Nature vous a amené à ce résultat écrit. Merci pour ce touchant partage. Au plaisir de vous rencontrer cet automne.
RépondreSupprimerMerci pour votre belle et juste critique! Mon texte n'a de sens que pour alerter du danger de voir se tarir chez l'être humain la source spirituelle qui pourrait le réduire à terme à un animal pensant, aveuglé qu'il est par le rationalisme-matérialisme !
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