Pendant le confinement pour Covid

Le confinement et la Liberté



    Jean sortit de son chalet. Sur le pas de la porte, l’air vivifiant lui saisit le visage et les mains. Un instant, il resta sans bouger, les yeux dans le vague. Le ciel bas et gris de ce début avril n’incitait pas à la randonnée, mais il se dit que le soleil finirait bien par percer, et puis, portant son regard au loin, quand il vit une grande nappe de brouillard coiffant les arbres sur la ligne de crête, il s’imagina déjà se perdre dans ses voiles où les contours disparaissent, où plus rien ne vient troubler le silence d’où pourrait surgir à tout moment la fulgurance de l’essentiel. Il emprunta donc le chemin pierreux au sortir de son chalet qui, deux cents mètres plus loin longeait sur sa droite une vaste étendue herbeuse très encaissée, perdue pour l’instant dans la brume, au fond de laquelle montait étouffé le murmure d’un ruisseau qu’on entendait dévaler la pente. Au-delà, deux mamelons en émergeaient timidement, très haut au-dessus. On ne pouvait pas deviner les chalets pourtant étagés sur les hauteurs qu’on apercevait par beau temps. En amont, des prairies en pentes douces accueillaient des bovins écossais, les Highlands, avec leurs longs poils si caractéristiques, leur petite taille et leur robustesse bien adaptée aux terrains accidentés de ce coin du massif vosgien, que quelques paysans s’étaient mis à élever pour le désherbage de leurs terrains.
    Dès le premier raidillon, Jean ressentit une vive brûlure aux poumons, son pas se fit lourd et très lent au rythme de ses ahanements. Par habitude, il savait que les premières douleurs de l’effort s’estomperaient au fil de la balade, le souffle redevenant plus régulier, les mollets plus souples, jusqu’à ce que disparaissent les tambourinements du cœur et des tempes, et que s’installe le silence.
    Il avait décidé d’aller jusqu’à un très petit étang complètement perdu dans la montagne où il avait l’habitude de passer une petite heure à flâner. La première fois qu’il découvrit ce lieu, tout à fait par hasard, ce fut un énorme choc qui fit ressurgir devant ses yeux le dessin qu’il avait fait en classe, enfant, avec son stylo quatre couleurs, d’une petite étendue d’eau nichée dans un creux d’une forêt, qu’on pouvait apercevoir en contrebas au travers d’un fouillis d’arbres que le soleil dans sa tête inonda jusqu’à la fin du cours d’une lumière si apaisante et si régénératrice. Il avait doucement oublié, comme monsieur le sous-préfet s’en allant aux champs*¹, obligations, notes, rédactions, pour descendre au bord du petit étang, laissant monter la sève de ses treize ans dans ce dessin griffonné sur une page de son cahier envahi peu à peu de la plus légère des clartés, pour enfin venir s’asseoir au bord de l’eau, au pied du grand sapin tout vert. Une buse passa sans bruit, se percha à l’entour, puis s’envola d’un léger claquement d’ailes, puis un doux vent soudain fit à peine frissonner la surface de l’eau…

    Une bonne occasion que ce confinement pour cause de pandémie, pensait-il, ça lui laisserait tout le temps pour méditer, d’autant qu’en ce début de printemps la nature se réveillait doucement et qu’elle finira bientôt par exploser dans un concert de formes nouvelles, de couleurs toujours plus éclatantes, de mouvements et de vie ! Il avait une pensée triste pour tous ces prisonniers confinés dans leur abri anti-Covid tremblant de peur devant cette nouvelle maladie dont on ne savait rien, pas même les scientifiques semblant en être les géniteurs, que les gouvernements relayés par les médias nous présentaient comme la nouvelle peste. « On était EN GUERRE, dirent en cœur les pères fouettards de la république, EN GUERRE ».
    Jean tremblait plutôt de peur en voyant se répandre une maladie autrement plus meurtrière, car touchant aux fibres mêmes de notre spiritualité, — notre part subtile qui nous distingue de l'animal — dont les gouvernements et leurs aboyeurs manipulent avec doigté, et qui n'est autre que la grande peste appelée 'manipulation'.
     Il regardait avec désolation la guerre que livraient les médias et leurs mentors contre les anti-vax, assimilant avec une subtilité des plus perverses les personnes comme lui se méfiant seulement de la nouvelle technologie des vaccins à ARN Messager, — mais reconnaissant l'efficacité des vaccins en général — à la minorité des complotistes. En fait, ces nouveaux vaccins alors utilisés en urgence, étaient toujours en phase d'expérimentation dans les labos au moment de l'apparition du Covid.
     De ce matraquage quotidien devant des millions de foyers confinés devant leurs écrans, quelques loups peu à peu commençaient à sortir du bois, les crocs dépassant de leurs babines écarlates. Jean s'étonna cependant que la meute ne fût pas plus nombreuse. Après réflexion, il imputa cela à la méfiance croissante des gens vis-à-vis des dirigeants de tout poil et de leurs aboyeurs ! 
     Lui revint en mémoire.... il posa une main sur son front pour mieux se souvenir, ... puis essaya de restituer du mieux qu'il put le propos de Frère Michel comparant les temps anciens barbares avec nos temps modernes dits 'civilisés', qui affirmait ... « ah, oui, c'est ça, 'que notre barbarie moderne a appris à se dissimuler derrière un langage de légitimité, dont les traits idéologiques et sentimentaux ont remplacé les lances et les défis d'antan. L'odeur du papier monnaie, des fauteuils de cuir, le bruit des discours et des slogans remplacent l'odeur des peaux d'ours '*² ...», il y avait aussi des sangliers dans l'histoire, mais il ne se rappela plus du texte ... , mais il put très bien se souvenir qu'il avait lu aussi que 'la barbarie qui théorise et philosophe s'appelle civilisation'. *² 

     Il dut marcher un bon quart d’heure avant de bifurquer sur sa droite sur un large sentier et commencer de s’enfoncer dans un enchevêtrement de hêtres, d’épicéas et de sapins, qui revêtaient le flanc ouest du ballon. Ce jour-là, la forêt avait pris son air austère, résolument décidée à bouder. Tous les épicéas géants de part et d’autre du sentier se renfrognaient à son passage, et le voile de brume qui leur tombait jusque sur les épaules les rendaient franchement de mauvaise humeur. D’ailleurs, il y a bien longtemps qu’il savait les arbres aussi vivants que lui, depuis le jour où, adolescent, il se sentit subitement ne plus faire qu’un avec la nature et qu’il vit tout à la fois de minuscules petits éclats de lumière par milliers, comme des étincelles d’or, scintiller sur le feuillage de l’arbre qui prônait au beau milieu de la pelouse. Cette vision s’empara de tout son être sans aucun signe avant-coureur. Il se sentit pénétré de la Vivance*³ de l’arbre, et même de la pelouse, bien qu’il n’y vit pas de scintillement. ( il mettra un certain temps avant de pouvoir remarcher sur de la végétation). Il lui apparut que la scène se déroulait aussi bien à l’extérieur de lui qu’au dedans de lui, ou les deux à la fois, mais à la vérité il lui était impossible de traduire avec des mots de notre pauvre langage humain ce qu’il ressentait. D’ailleurs, en y réfléchissant, il aurait été bien incapable de dire si une personne à ses côtés à ce moment-là aurait pu voir ce que lui-même vivait alors. L’air, comme une chair subtile qui portait en elle de cette Vivance, l’avait unifié à sa substance. Lui, Jean, n’était plus que submergé par une brise légèrement émotionnelle dont les ondulations l’enveloppaient comme elle enveloppait tout aussi bien l’arbre, l’herbe, liant inexorablement toute chose dans une source inépuisable de Vie en un mouvement perpétuel. La lumière elle-même n’était plus la lumière du jour mais remplissait l’espace d’une pluie d’or mordorée où l’éternité s’était glissée l’instant de ce flamboiement ! Ce ne fut pourtant pas l’extase des images béates des saintes à genoux, mais une communion de paix, de bien-être baigné dans une chaude Lumière où semblait se diluer son ego. Le chien, dont il avait momentanément la garde, se mit à le regarder fixement, ne relâchant son attention qu'après un long moment, ses deux gros yeux noirs plantés dans ceux de Jean, la tête inclinée, semblant déceler de sa personne quelque anomalie invisible.
     C’était son subconscient qui lui avait joué des tours, lui dirent ceux qui savent, ou qu’il avait eu des hallucinations, éludant toute autre possibilité de réponse. Mais il savait qu’il n’était pas fou, que c’était les autres qui ne savaient pas de quoi ils parlaient, ne faisant que répéter ce que la science leur inculquait sans n’avoir aucun argument contradictoire, et ce caquètement avait fini par le dissuader d’en reparler. D’autres, moins affirmatifs mais pas moins sceptiques, au fur et à mesure de son récit se renfermaient dans leur coquille, comme des bernard-l’hermite, leurs yeux s’éteignant peu à peu de la plus petite étincelle de réflexion, et il voyait leur esprit se réfugier dans leur confinement intérieur où ils s’enroulaient autour de leur indifférence. 
    Au travers de la brume ensorcelante qui s'était mise à s'abaisser silencieusement, à présent qui se déplaçait horizontalement en petites nappes vaporeuses, subrepticement, la forêt n'était plus qu'un sombre océan des plus mystérieux. Au loin, transperçant par instant le rideau de brume, comme des feux follets, une foule fantomatique accrochée à quelque embarcation incertaine se tordait affreusement d'un rire général, ne regardant pas plus loin que le bout de leur embarcation, trop occupée à maintenir un équilibre précaire. « Restait-il à cette foule assez de force pour ressentir l'appel du large, au-delà de cette brume, se demandait Jean, tout pensif... ressentir l'appel du large, se répéta-t-il à voix basse, tout en expirant... l'appel du large ! », se désola-t-il, repensant à son propre naufrage...
 
     Depuis tout petit, il avait toujours aimé les forêts. Oh ! là là, combien de balades enivrantes dans le bois de Saint-Cucufa, combien de joies qui lui montaient aux lèvres, et toujours habitées du murmure des grands arbres majestueux ! Il finissait toujours sa marche penché au bord de l’étang pour y pêcher des écrevisses. Qu’il en aimait particulièrement l’automne et toutes ses teintes flamboyantes et mordorées ! Que tout alors lui paraissait féerique ! Il se faisait à l’idée que les forêts le comprenaient, savaient apaiser ses déceptions vis à vis des gens respectables si sûrs d’eux, dictant, punissant, vociférant, au travers desquels il entrevoyait déjà des failles, au contraire des forêts qui ne jugeaient pas, ne tonnaient pas, frissonnant de plaisir au moindre souffle du vent, et puis laissant siffloter les oiseaux si joyeux dans leur feuillage. Parfois, le vent espiègle s’amusait, après une averse, à secouer vivement la cime des arbres, exprès, pour le mouiller, comme lui, quand il sautait à pieds joints dans les flaques pour voir le jet d’eau que ça ferait, exprès, pour son plus grand plaisir, suivi des inlassables réprimandes de son père – quand il se trouvait là – que ce dernier devait à chaque fois renouveler, étant tête de pioche, comme on lui disait. Pourtant, il se rappellera toujours cette fameuse phrase lancée par son père, excédé de le voir sauter dans les flaques : « Jean, arrête, c’est ta mère qui va devoir laver tes affaires après ! » De ce jour, il avait cessé de sauter dans les flaques d’eau – du moins de ce qu’il s’en rappela – . Il comprit alors que toute invective n’avait de sens qu’expliquée, ce que la plupart des gens ne comprenaient pas encore, ou ne s’étaient jamais donné la peine de la réflexion, manifestement, s’arrogeant le droit d’être les décideurs de leur seule morale, de leur seule raison.
    Les punitions qui lui étaient infligées à l’école et chez lui n’ayant jamais eu prises sur lui, il en était venu à se demander s’il en était de même pour tous les autres, si les prisonniers sortaient meilleurs de leur geôle, si les bonnets d’âne amélioraient l’intelligence de l’élève qui le portait, si les lois antiracistes changeaient vraiment le raciste, si monsieur le juge n’avait rien à se reprocher ...

    A présent, il se demandait encore pourquoi messieurs Macron et Philippe avaient interdit les promenades en forêt ou en montagne en ces temps de confinement ? Il se dit qu’une bonne explication aurait pu le convaincre de ne pas marcher en forêt quatre heures par jour, faisant appel à son civisme. Le seul fait de l’interdit et de l’absence de sa justification lui donnait plus de plaisir à ne pas amputer sa liberté à laquelle il tenait tant… « Nous sommes vraiment devenus des ânes bâtés, marmonna-t-il tout en secouant la tête alors penchée sur le chemin boueux. Nous acceptons tout sans même une explication ! »       

    Les cris stridents d’une troupe de corbeaux braillards le fit soudainement sortir de ses pensées. C’est alors qu’il s’aperçut de la lenteur de son pas, comme le temps qui semblait ralentir jusqu’à ne plus devenir qu’un grand espace vaporeux d’où son esprit s’évadait parfois. Seules des petites chutes d’eau dévalant le massif déchiraient encore le silence, de loin en loin, jusqu’à se perdre dans la pente. Plus haut, il faudra tendre l’oreille pour ne plus entendre que leur doux murmure. L'air vivifiant devenait de moins en moins piquant, à mesure que la brume se déchirait, laissant le ciel dévoiler de beaux espaces bleutés. Les dernières traces de l’hiver finissaient de s’en aller en ce début avril. La vallée par instant se laissait deviner au hasard d’une trouée d’arbres, émergeant peu à peu de son réveil brumeux d’où montait le bruit sourd des camions s’en allant sur Mulhouse. En amont ne pointait pas encore le moindre bout de ciel qui devait annoncer l’approche du plateau pour un sentier enfin plat. Mais il n’était pas pressé. S’enfoncer dans le silence inclut la suspension du temps, retient le même espace qui n’a plus l’air de changer, requiert paradoxalement une écoute plus attentive dudit silence, puise enfin tout au fond une quiétude, non une joie, une quiétude...

    Ce n’est qu’au bout d’une longue montée qui n’en finissait pas qu’Il décida de s’asseoir sur un vieux tronc tout desséché, affalé sur le bas-côté, à la croisée de deux chemins. Il se sentit soudain tout aussi cabossé que ce vieux bout d’arbre, moins ridé certes, mais où la sève de la jeunesse ne coulait plus guère. En jetant un regard en arrière, il frémit à l’idée qu’il n’avait pas vraiment emprunté le chemin de joie qu’il voulut enfant, quand, assis sur un cheval du manège près des vents tournant dans les champs de blé, de tendres têtes folles, emportées d’un mouvement perpétuel et fou comme la ronde inlassablement ronde du manège, s’échevelaient devant lui et leurs cheveux volaient jusque dans ses yeux , fuyant, fuyant très vite. Et le manège tournait si vite, de plus en plus vite, qu’au bout d’un moment, il se retrouvait suspendu aux roues du vent parmi la flottaison des rondeurs pour lesquelles il tendit obstinément ses mains ; il était serein, comme le vent dans les blés, le vent calme, ni fiévreux ni mièvre, comme ce vent frais n’attendant qu’une aube fraîche, il était serein…

    Il avait du mal à se rappeler dans quelles circonstances les vagues obstinées de la réalité l’avaient submergé au sortir de son adolescence, le déposant peu à peu sur les trottoirs de la foule et des cris et des petits pas pressées, à quel moment il s’était retrouvé, hébété, loin des hystéries aux trousses des déluges, des éternités, à quelle allure aussi son univers avait fini par s’écrouler sur lui-même à l’approche de la trentaine dans le grand trou noir des paradis artificiels, avalant son temps, son espace et sa lumière. Il était resté depuis l’enfance comme la belle au bois dormant allongé en son étang, où des fées envoûtantes l’avaient maintenu dans un voluptueux sommeil, soulevant par instant de leur chant mélodieux le voile derrière lequel la vraie vie se laissait deviner, l’espace d’un battement de cils… il avait senti comme un tourbillon de rondeurs toujours insaisissables flotter tout autour de lui et qui ne demandait qu’à exploser en une gerbe de lumière chargée de la vraie vie, (du moins le ressentait-il ainsi) mais jamais alors il n’eût la force de le crier. Petit à petit, par lâcheté et par paresse tout à la fois, mais aussi devant la foule de plus en plus fantomatique à ses yeux, il s’était éteint de lui-même, de légères dégringolades en légères déceptions. Le ciel se mit à rapetisser au fur et à mesure qu'il se blottissait d'absence en absence au fond de son antre, le ciel, mais aussi la belle lumière vaporeuse et mordorée, qui jadis ouvrait tous grands les espaces infinis pour remplir le temps de son éternité.
     Les petits tracas mesquins de la foule l’indifféra. La plupart des choses qui lui arrivèrent perdirent de leur importance pour laisser place au spacieux silence où les rondeurs insaisissables flottèrent encore un temps tout autour de lui avant de disparaître tout à fait, laissant place au grand trou noir des paradis artificiels qui le rouleront dans une longue nuit sans fond, avant qu’il n’en émerge doucement comme un naufragé rendu à la lumière ...
    Ce furent alors des courses en voiture sous les néons des villes les nuits qui défilèrent, des heures et des heures, les interminables attentes comme on attend l’aimée, les fausses joies, les bars remplis des cris sourds des solitudes, des ivrognes, des prostituées, les rendez-vous furtifs, les ombres glissées derrière vous, les trottoirs éclaboussés des flaques de lumière comme des projecteurs, et les flics aux coins des rues jouissant à l’avance de vous attraper, les arnaques, et toujours la nuit, cette interminable nuit qui durera près de sept longues années qui ne furent qu’une seule nuit aussi éphémère qu’un papillon nocturne, et puis, le deal abouti, votre maîtresse entre vos mains, l’impérieuse nécessité de courir vous réfugier dans votre paradis, vous et vos potes, vous et votre envie d’être ailleurs, vous et votre univers psychédélique, loin des absurdités soudainement enfuies des délires des puissants et des gémissements des agneaux, et la nuit n’en finissant plus, semblant suspendue à son éternité dans la chaleur du venin dans les veines…
     
    Il dut s’appuyer sur ses deux mains pour se relever péniblement, tout ankylosé qu’il était, promena un dernier regard au pied du vieux tronc sur lequel il s’était assis, espérant apercevoir quelque insecte vaquer à ses occupations : une fourmi, une mouche, peut-être un coléoptère, puis se décida à quitter le long et large sentier pour emprunter sur sa gauche une étroite sente très raide, longue d’une centaine de mètres enfouie sous des épicéas si géants qu’un bout de la nuit semblait être restée prisonnière. Très vite pourtant, il vit un petit trou de lumière tout en haut. Puis ce fut enfin un large et profond chemin montant en pente douce, parsemé sur ses bords de petites étendues d’eau encore gelées par endroit. De timides rayons du soleil commençaient à se déverser entre les arbres, étalant de grosses flaques de lumière à leur pied, jusqu’à zébrer par instants le chemin, illuminant le tapis de feuilles mortes subitement mordorées, restées jusqu’à présent dans l’ombre. Tantôt, il avait affaire au clan des sapins des Vosges alors très grands et vigoureux où seuls quelques hêtres malingres avaient osé se glisser, d’autres fois ces mêmes hêtres, commençant tout juste à se rhabiller, trônaient en maître, leur feuillage naissant soudain étincelant de ce vert acidulé que la lumière faisait contraster avec les robes vert bouteille des chétifs sapins à leur tour malingres au milieu d’eux. Un cumulus venait de temps en temps replonger l’endroit dans une grande neutralité, réunifiant hêtres, sapins, feuilles mortes…

   ...  Plus rien ne vint troubler Jean, pas même une seule pensée. La quiétude s’était mise à envahir tout son espace ; Les chemins se succédaient aux chemins, les arbres aux arbres, les oiseaux aux oiseaux, le voile de brume se déchirait de petits morceaux en petits morceaux... Il se fit plus attentif à ce qui pouvait se passer autour de lui, se mit à tendre l’oreille au moindre craquement, traquant l’éventuel animal qui, il en était sûr, le suivait des yeux. D’ailleurs, il n’était pas rare qu’il aperçoive un chamois, une biche ou un renard détaler à son approche dans ce coin du massif resté sauvage, mais le plus souvent il n’entendait que le bruit de leur fuite. Il devenait peu à peu plus animal, les naseaux flairant le moindre effluve, le pas léger, et cette soudaine attitude d’homme aux aguets le fit glisser mentalement un peu plus haut de ce même versant, où fut abattu en novembre 44 Jean-Paul Sac, tout jeune résistant de 19 ans, d’une rafale de fusil-mitrailleur. Un monument à sa mémoire trône depuis au bord de la route qui monte au Drumont. « Je n’aurais jamais pu être un bon soldat », se dit Jean redevenu songeur. S’il avait pu, il aurait même essayé de fuir, fuir ce moment de folie fugace qui, quelques décennies plus tard ne voudrait plus rien dire. D’ailleurs, il avait toujours tenu pour responsables les gouvernants et quelques autres industriels et financiers d’être les fomenteurs des guerres, les soldats de pauvres bougres manipulés à l’envi pour la plupart obligés de se battre, un fusil braqué dans le dos, ces dirigeants de tous poils obnubilés qu'ils ont toujours été à vouloir dominer le pays voisin pour mieux l'exploiter, le piller, tout en tenant d'une poigne de fer tout son petit peuple qui, à la moindre contestation était remis dans le droit chemin sous prétexte d'ordre public, ou le plus souvent cachant leurs manigances sous le seau du 'secret-défense'. Et pas un gouvernement pour agir autrement ! D'ailleurs, il avait toujours pensé que les guerres n'étaient que la conséquence de velléités et
de conflits larvés géopolitiques et commerciaux tout aussi pervers. Pour ne citer qu'eux, l'état français et celui de l'Angleterre à ce sujet ne sont pas les oies blanches qu'ils se plaisent à nous conter ! Il regarda un instant les arbres, le ciel, les violettes timidement poussées sur le bord du chemin avant de se replonger dans ses pensées ... 
    « Où j’en étais, se demanda-t-il ?...la guerre...ah oui, la guerre et ses chefs, qui de tous temps firent médailler à tour de bras pour mieux signifier où étaient ses héros fidèles et fusiller ses objecteurs... ses objecteurs, se répéta-t-il, tout en expirant longuement !  L'homme libre n'est-il pas celui qui choisit son combat, se demanda Jean, — et pourquoi pas en tout dernier recours les armes à la main — pour défendre toute cause juste à ses yeux, celui qui, par conviction, se bat pour un monde meilleur, l'esprit toujours critique aux boniments des maîtres idolâtres de leurs systèmes, et que beaucoup vénèrent à leur suite ? »    
   
     Il releva la tête, souffla longuement comme pour expulser l’air retenu trop longtemps dans ses poumons à force de contraction, puis se mit à chercher du regard des trous dans les arbres, tentant désespérément d’y surprendre la chouette de Tengmalm qu'il savait assez répandue dans le massif Vosgien à cause de ses nombreux hêtres et résineux, comme pour évacuer le trop plein de pensées qui commençaient à menacer la quiétude que lui procurait sa flânerie.
     Puis il se planta face à un gros chêne, respira profondément tout en dessinant des circonvolutions avec ses bras pour dégourdir ses épaules et son cou raidis ... Les élans de masse, avec toujours un meneur, un mot d’ordre, lui avaient toujours semblé suspects, quand tous étaient censés marcher d’un même pas, parler d’une même voix, comme les armées défilant le doigt sur la couture du pantalon. 
     « D’ailleurs, s’était-il interrogé auprès d'un ami, y aurait-il tant de lois pour régler tous les conflits possibles et inimaginables, tant de restrictions imposées par toutes sortes de menaces, amputant une grande part de notre liberté, si cette masse s’accordait tant ? »
 
     « Mais moi, je suis libre, lui avait répondu un ami, vraiment libre !

    – Tu te crois libre, lui avait répondu Jean, parce que tu es riche, et parce que pour l’instant la France est riche ! Mais où est la liberté des migrants qui fuient les conflits de leur pays, du citoyen que l'on congédie faute de travail ? Et puis, étais-tu libre quand pendant trente années de ta vie tu as suivi des séances en psychiatrie ? Et ne sommes-nous pas tous plus ou moins prisonniers de nos tares, contraints que nous sommes à toujours plus réussir socialement, (aux dépens de celui qui rate), à toujours plus nous démener, toujours plus courir, courber l'échine devant son supérieur sous peine de sanctions, apprendre toujours plus au rythme du monde qui se complexifie, se gonfle de savoir jusqu’à en perdre le simple bon sens ? Comment alors, sous des siècles de servitude serions nous en mesure de savoir encore ce qu’est la liberté, celle indispensable au bonheur ? Chacun a sa conception de la liberté, mais ce n'est qu'une liberté de pendu ! Pour ma part, reprit-il après un bref instant de silence, le regard dans celui de son ami, je me suis drogué pendant sept longues années, et je me crus libre, libre de sauter allègrement par dessus les contraintes de la réalité, libre de fuir le quotidien de la foule que je soupçonnais soumise et apathique, pour enfin respirer à jamais les embruns au large, mais en oubliant jusqu'à l'instinct commun de vivre sainement, oubliant tout à la fois que le bonheur, s'il doit exister de nouveau sur terre un jour, n'aura qu'une direction possible, celle de la vertu, car sans vertu, il n'y aura jamais de Liberté possible ! Et les embruns se changèrent en vapeurs enivrantes pleines d'hallucinants vertiges qui me firent perdre jusqu'à mes dernières gouttes d'empathie, comme l'humanité perdit, après les temps adamiques, l'instinct de sa vraie Liberté et de son Bonheur ! ...
 ... Car enfin, se lever le matin, prendre sa voiture ou les transports en commun, aller au travail, râler dans les embouteillages, le soir allumer la télé en s’affalant sur le canapé, trop exténué pour réfléchir, attendre les congés, sans oublier de payer ses factures, est-ce cela être libre ? En paraphrasant Rimbaud, je dirais que la liberté est à réinventer ! ...», l’amour aussi, du reste, pensa-t-il en lui-même.
    La discussion en resta là. Puis ils burent un café ensemble, silencieusement. Jean porta son regard sur la pelouse qui s’étalait devant lui. Sa pensée replongea subitement dans son douloureux passé… En voulant se libérer des contraintes sociales qui l’étouffaient, il s’était attaché au totem du grand sorcier qui lui fit prendre les vessies pour des lanternes. A l’aide de sa grande paille magique, ce grand sorcier à tête de diable lui aspira les dernières gouttes des relatifs petits amours qui suintaient encore de sa personne ! Et il n'y vit que du feu!...
 
    Il s’aperçut que la forêt avait retiré définitivement ses derniers bouts de voilette de brume, laissant apparaître un ciel bleu parsemé seulement de quelques minuscules cumulus tout blancs. Quant aux arbres, ils avaient fini de bouder, bombant fièrement leur tronc vigoureux. Seuls quelques oiseaux encore mal réveillés le houspillaient. Ce n’étaient que sifflets rapides et appuyés qui se propageaient d’arbre en arbre, chacun y allant de sa tirade dès qu’il approchait de leur territoire. Le premier houspilleur dépassé d’un bon vingt mètres, il se taisait, et c’est son voisin qui se mettait en devoir de lui intimer l’ordre de passer son chemin au plus vite. Tous ces énergumènes s’évertuaient à lui lancer leur « huit huit huit » ou « vite vite vite », insistant lourdement au-dessus de sa tête. 
    « Quel privilège que de pouvoir se promener dans cette belle forêt, se dit-il en lui-même, respirer l’air, le soleil, les arbres, m'absorber tout entier du ciel bleu comme une mer bleue … oh là là, quelle joie ! » . Il en aimait tout aussi bien les temps pluvieux, quand le doux tambourinement de la pluie sur les feuilles apaise l'instant devenu si fluide, quand l'oiseau se tait, et l'animal alangui sous quelque abri... il en aimait pareillement la brume d'où pouvait surgir à tous moments la fulgurance de l'essentiel, ... il en aimait tout aussi bien la neige, ... ou bien le vent ...
    Jean se mit à repenser à tous ces millions d’êtres confinés au fond de leur antre, fuyant l’hypothétique mort. Malgré tout, ces mêmes gens pour la plupart ne croyaient pas en la survie. Il s'était toujours demandé que pouvait bien leur faire de partir un peu plus tôt ou un peu plus tard si c’était pour ne plus exister en fin de compte, n’être plus rien, pas même une bribe de poussière, rien de rien ! ?
    « Je ne suis pas d’accord, lui avait répondu un collègue qui ne croyait pas à une forme de vie post-mortem. Plus je mourrai tard, mieux ça vaudra !

    – Mais une fois mort, si tu n’es plus rien comme tu le penses, que t’aura fait de mourir à trente ans plutôt qu’à quatre-vingts, au bout du compte ?

     – Ah, non, ce n’est pas pareil ! Là, tu te trompes !
                                                          – Mais n’est-ce pas parce qu’inconsciemment tu sens que tu es immortel que tu réagis ainsi ? »
Le collègue n’avait pas pris la peine de répondre à cette interrogation qu’il martela aussitôt qu’il n’était toujours pas d’accord !
    Jean avait toujours été étonné que ceux-là mêmes qui arguent sans argument que la vie après la mort n’existe pas n’ont même pas le bon sens de leur croyance !
    Peut-être son enfance rebelle et les bizarreries qui le surprenaient de temps en temps avaient très tôt façonné sa réflexion sur la vie et sur la mort.
    Il se souvint de la fois où, alors âgé de 12 ou 13 ans, particulièrement énervé envers son père,  il s'était réfugié comme à son habitude dans son confinement intérieur, quand il ressentit soudain son grand-père décédé lui insuffler de ne pas bouder. Insuffler est bien le verbe qui convient, car aucune parole n'avait été entendue.Il avait pris le conseil aussi naturellement que si son grand-père alors décédé depuis quelques années avait été à ses côtés. Ce fut comme une sorte de télépathie, non de mots, mais de perception.
     « C'est drôle, pensa-t-il en se remémorant cet épisode, dire que j'ai trouvé cela tout à fait naturel, sans plus me poser de questions à l'époque ! Peut-être ma grosse colère m'empêcha d'y prêter plus attention  !  »
    Une autre fois, adolescent, il était subitement sorti de son corps, alors allongé sur son lit et rêvassant, ceci bien avant qu'il ne se fourvoie.
     Pourtant, jamais ces étrangetés ne l'avaient ramené au Dieu des églises si peu cohérent avec le bon sens. Il n'avait jamais traîné ses guêtres dans une église, pas été baptisé, pas été au catéchisme, ses parents étaient athées, non, rien de tout cela. Il ne faisait que penser la logique de la vie, et derrière cette logique, il y installa une Intelligence (nullement définie), car il y en avait forcément une, pensait-il, le hasard ne pouvant rien créer, encore moins créer l'Harmonie !
     La seule fois où il leva les yeux et les mains au ciel, après trois jours de disette, tout suppliant, ne suppliant personne en particulier mais suppliant, alors jeune homme, ce fut pour espérer trouver 50 francs, le prix d'un onglet-frites à la brasserie du coin, 49,90 francs exactement. Et chose incroyable, aussitôt sorti de la poste, le billet tant espéré flottait sur le trottoir !
  Quelques années plus tard, étant tombé par hasard à la Fnac sur 'La Révélation d'Ares', il avait été convaincu que Frère Michel était bien un prophète, car la Parole reçue et transcrite et son enseignement étaient le bon sens même, dénouant un à un les nœuds complexes que les religions de toutes sortes avaient faits pour détourner pour leurs seuls  intérêts la Parole livrée à tous mais dans la lumière. Ainsi Frère Michel affirme t-il que 'le Salut ne vient pas de ce qu'on croit, mais de ce qu'on fait de bien'*, qu'ainsi l'incroyant peut être justifié autant que le croyant, — qui pourrait opposer un argument à ce bon sens ? — ou quand il dit qu' "en religion, croire c'est considérer dogmes et règles comme vérité absolue, indiscutable et exclusivement salvatrice" * ? "
 
     Il ne se sentait pourtant pas différent des autres, ni meilleur, ni pire, connaissant ses faiblesses et connaissant ses forces. Tout juste se croyait-il un peu moins naïf, le sens critique un peu plus aiguisé à cause de son besoin vital de n’être pas ficelé et plongé dans la marmite des grands sorciers modernes. Il savait, pour l’avoir fugacement ressenti quelques fois, (comme il fut déjà dit), qu’un tissu vivant invisible flottait dans l’air, nous enveloppant tous, nous imprégnant de sa Vivance*³, mais où, nous aussi, y imprégnions tout notre être, depuis si longtemps en dissonance avec Elle ! « Parfois, trop sonore, cette dissonance ne pouvait-elle pas être la cause des atrocités commises en masse, s'interrogea-t-il, et n'en n'étions nous pas tous, par conséquent, les victimes autant que les coupables ?! »
    Jean ferma un instant les yeux. Il essaya de repousser à nouveau l'assaut des avions dans la nuit irakienne qui le roulèrent dans une angoisse sans fond, voilà bien des années, mais en vain. Dans ce cauchemar prémonitoire surgirent des avions  immensément grands, éblouissant d'une lumière aveuglante dans la nuit noire, et volant très bas, si bas, presque à frôler le sol, tellement grands, les carlingues blanches rutilantes sous les jets d'éclairs des bombes, tandis que tous et lui-même essayaient de fuir sur cette plaine noire comme la boue noire où des corps gisaient quand d'autres rampaient, tous reliés par une même peur terrible comme une même chair malodorante englobant toute la scène, cadavres, hommes, femmes, bombes, explosions aveuglantes, enfants, avions, refermée sur elle-même, dans cette immonde nuit  fixée dans le tissu des lieux !
 
... Il resta un long moment sans bouger, laissant peu à peu s'évaporer ces relents nauséabonds.
   « Pourquoi les grands épicéas, se demanda-t-il tout en relevant la tête, tendent le plus possible de bras vers la lumière, laissant parfois dépérir ceux poussés vers l’ombre pour optimiser leur chance de grandir, les violettes pourtant si timides y tourner leur tête, et les fourmis rousses, ces sacrées architectes, construire invariablement leur nid côté sud , quand, nous, les êtres humains, nous nous tournions le plus souvent vers l’ombre ? » Jean tendit ses bras en guise de supplications vers tous ces êtres, oiseaux, arbres, chamois cachés, pierres, fourmis et leur demanda pourquoi ?…. Mais pas un n’osa répondre…

    Le soleil désormais assez haut dans le ciel avait fini par occuper tout l'espace, répandant une douce chaleur. Seule une brise des plus discrètes venait par instant en effacer la tendre morsure. Les fourmis rousses étaient déjà à la réfection de leur royaume endommagé par l'hiver et par les coups de bec des grands piverts qui en raffolent. 
    « C'est étonnant le nombre de fourmilières qu'il peut y avoir dans le massif Vosgien, hautes parfois de plus d'un mètre ! » pensa-t-il en passant devant l'une d'elles. Puis il se mit à sourire en son for intérieur en fixant son regard sur la typique bande centrale herbeuse du large chemin qu’il arpentait à présent. Il revoyait le lièvre aperçu la veille, la truffe plongée dans l’herbe rase, remonter ainsi vers lui, puis s’arrêter, la tête alors redressée, puis repartir de plus belle, la truffe de nouveau dans l’herbe. Quand le lièvre s’arrêta pour la troisième fois, la tête alors redressée, il vit à une vingtaine de mètres de lui ce drôle de poteau planté là au milieu du chemin avec une casquette au sommet. L’animal s’était alors assis tranquillement sur son séant, se redressant sur ses deux pattes postérieures, droit comme un juge, le torse bombé, ses deux pattes antérieures bien collées sur sa poitrine, ses deux grandes oreilles dressées toutes droites, le regard fixé sur le poteau à casquette. « Avec sa belle fourrure toute luisante et blanche sur son poitrail et son port si solennel, il ne lui manquait plus que la toque », pensa Jean en attendant le verdict.  Il sut qu’il fut jugé ‘persona non grata’ quand le lièvre, sans prononcer un mot se remit sur ses quatre pattes pour disparaître dans la pente…

    Ce n’est qu’au bout d’un bon quart d’heure qu’il déboucha sur une large place découverte et plane. Au fond de la place, une cahute en bois attendait le promeneur fatigué. Jean s’y dirigea, comme à son habitude, non qu’il fût exténué, mais il aimait ces chalets miniatures et leur décor Far West qu’on rencontrait un peu partout dans le massif Vosgien. Tout de suite en entrant, il retrouva dans le coin droit le même vieux poêle à bois ; il alla s’asseoir sur un des bancs situés de chaque côté de la table collée à la fenêtre du fond. Machinalement, il ouvrit le cahier posé sur la table et tomba sur le message enfantin suivant : ‘ amandine + nicolas = amoure pour la vie’, avec six cœurs dessinés dans un cercle. Une bougie trônait sur une étagère avec une vieille casserole. Aussitôt, il revit le jour où, à Paris, Tracy était repartie pour l’Angleterre, lui ayant laissé un dernier ultimatum : « Si tu sors maintenant pour chercher ta dose, je m’en vais ». A son retour, elle n’était plus là. Il s’en était fichu. Il fuyait alors la fadeur des gens confinés dans leur certitude, fuyait la routine des amours évanescents, se riait des manœuvres humaines : travail, larmes des pauvres, souci des ambitieux, discours interminables des penseurs, disputes, regrets, mouvements des foules, tout cela dans d’incompréhensibles jacassements. 
     Il se rappela sa fuite, ses nuits éthériques où tout s'apaise en une chaude flottaison à mesure que la sève injectée se répand et monte comme une puissante vague dans tout le corps qui devient soudain le seul espace véritable se ramollissant peu à peu comme les montres de Dali, si bien qu'au bout de soi-même il n'existe plus rien.
     Les rondeurs insaisissables avaient cessé de flotter dans l'air, pourtant prêtes à éclater en une gerbe d'amour après que le voile se serait soulevé à tout jamais...(et pour lesquelles il tendit obstinément ses mains)... Elles s'étaient répandues en pluies fines sur les trottoirs de ses déambulations nocturnes, goutte à goutte, sans bruit, sans effusion, sans rien qui les retienne, ... jusqu'à ce que, de nuit en nuit, de compagnons de galères en compagnons disparus sans la moindre plainte, tout doucement, dans le grand silence de l'absence, et de manque en manque traînant leur cortège de douleurs, le grand trou noir des enfers toujours plus menaçant vienne absorber dans son antre les quelques braises qui lui restaient de vie.
    « Demain, j'arrête » se répéta-t-il de rechute en rechute; le crack remplaça l'héroïne. Puis le sevrage de la dinde froide* se mit à relancer le tic-tac de l'horloge, d'abord très lentement, presque en sourdine, s'accélérant peu à peu, de plus en plus obsédant, de plus en plus fort, jusqu'à ce que cet horrible son se disloque tout à fait dans des douleurs de crampes, de frissons, de sueurs froides, le tout couvert par les cris des gueules grandes ouvertes des secondes toujours plus infernales, jusqu'à ce que la réalité, au bout de la tourmente, se mette à lui sauter au visage comme un chat enragé, toutes griffes dehors !
    Puis, de petits matins en petits matins, la réalité se fit moins agressive, faisant apparaître le jour de moins en moins trouble, jusqu'à s'ouvrir d'aucun chemin, mais s'ouvrir amplement, tout soudainement dans de longs miaulements plaintifs, les yeux encore embués du long sommeil de ses nuits blanches.  
     « Moi ! Moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! » cria Rimbaud.
    Émergeant peu à peu avec la fraîcheur de l’aube, il s’était efforcé de regagner l’autre côté de la rive où les gens, de petits pas pressés en petits pas pressés, s’affairaient à leurs occupations quotidiennes. La lumière du jour le fit cligner des yeux les premiers temps. Il s’étonna d’abord de la douceur qui se mit à flotter dans l’air, du claquement des talons sur les trottoirs s’étouffant soudain comme dans un rêve et du flot des voitures s’évadant dans un doux ronron ; Jean se remit à regarder les gens…

    Quand il ressortit de la cahute, encore tout engourdi par les assauts cruels du passé, le ciel bleu azur,
si présent qu'il rendait toute autre pensée surannée, commença de le délester de son pesant fardeau qui sembla ne plus être au bout d'un instant qu'un mauvais rêve dont il ne put dire s'il fut réel un jour; la seule réalité, sa seule pensée prenant corps fut que le ciel si fluide le traversait, dissipant les dernières interrogations. Le soleil éclaboussait de sa chaleur tout l'espace, hormis l'air encore frais blotti à l'ombre des grands arbres... 
 
     L’étang n’était plus très loin. Un quart d’heure après, il arriva au bout d’un chemin qui débouchait sur une route asphaltée menant au sommet, – où prônait le monument dédié à Jean-Paul Sac – qu’il quitta cent mètres plus loin pour bifurquer vers un court sentier pentu au bout duquel se prolongeait, obliquant légèrement, un large chemin herbu enfin plat.
    Au dessus de sa tête le ciel se laissait embrasser ; sur sa gauche, très profondément enfouie, la vallée très étroite se dévoilait soudain dans toute sa nudité, au-delà de laquelle les deux  mamelons du Grand et du Petit Ventron se laissaient admirer; cette vue dégagée renforça son impression de légèreté. Trois cents mètres plus loin, le sentier finissait sa course en encerclant le fameux étang qu'on pouvait contempler en contrebas.
    D'ici, le dessin griffonné bien des années plus tôt venait se superposer à merveille avec la réalité, jetant Jean dans un grand trouble, à chacune de ses venues !
     L’étang se laissait deviner tout au fond au travers de sapins pectinés, des tâches sombres couvrant une moitié de sa surface où se miraient les arbres, le reste se répandant en une large bande vert-tendre de lenticules. Après un court instant, Jean se décida à descendre la sente très raide sur une dizaine de mètres pour arriver au pied de l’eau qui affleurait. « Quel spectacle ! » pensa-t-il . L’étang s’étalait devant lui dans sa largeur de quelques vingt mètres, au dessus duquel on pouvait apercevoir tout en haut le crâne pelé du sommet du Drumont. Quant à sa longueur, elle ne devait pas excéder les trente mètres. Jean s’assit de nouveau tout au bord de l’étang, bien des années plus tard. L’air frais de son ancienne jeunesse lui picota le visage. Le ciel était toujours aussi bleu, d’un bleu, savez-vous ! …Il se sentait si léger ! Maintenant, pensa-t-il, il ne pouvait plus dire qu’il ne savait pas, qu’il ne savait pas ce que la Vie attendait de lui, et ce que lui attendait de la Vie. Il savait. Il en connaissait désormais les contraintes qu’il consentait avec enthousiasme, et cette certitude le délivrait de toutes les prisons prêtes à refermer leur porte derrière lui ...
… Un oiseau passa, se percha sur un des sapins à l’entour, puis s’envola, puis un doux vent soudain fit à peine frissonner la surface de l’eau. Une vague venue de très loin le submergea, l’allégeant soudain du poids des ans, pour se répandre dans tout son être. Il sentit la magie de son enfance ressurgir à l’assaut de cette vague.

Bussang, le 8 mai 2022 
 
 *¹ Clin d’œil à Alphonse Daudet 'Le sous-préfet aux champs'
*²  Propos de Frère Michel Potay (‘Et ce que tu auras écrit’ 1989, Barbarie) 
*³  Émotion de vie ressentie, issue de la chair invisible liant toute chose (selon Jean)
*  https://www.michelpotayblog.net/231.html/231Croire-comments-french.html
* Sevrage sans aide médicamenteuse (cold turkey)
 

































































Commentaires

  1. Bonjour Jean, je viens de prendre connaissance de ce beau "récit" personnel, empreint de forts ressentis émotionnels et intuitifs exprimés avec une parfaite lucidité. Ne faire qu'un avec Dame Nature vous a amené à ce résultat écrit. Merci pour ce touchant partage. Au plaisir de vous rencontrer cet automne.

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    1. Merci pour votre belle et juste critique! Mon texte n'a de sens que pour alerter du danger de voir se tarir chez l'être humain la source spirituelle qui pourrait le réduire à terme à un animal pensant, aveuglé qu'il est par le rationalisme-matérialisme !

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