L'homme ou l'arbre ?
 

L HOMME ET LE ROI

 

        Je quittai de bon matin mon chalet situé sur un coteau du massif Vosgien pour me rendre à une réception. Le jour n’était pas tout à fait levé. Qui plus est, un épais voile de brume enveloppait le chemin, si bien que la forêt ne ressemblait plus qu’à une épaisseur vaguement verdâtre. On aurait pu en voir surgir des monstres menaçants aux prises à des lutins malicieux. Je devais me rendre au royaume des Neufs Bois pour y rencontrer son illustre roi, le roi Soleil en personne, lequel m’y avait expressément invité. Oh, ne vous méprenez pas, on nomme ce géant de la sorte car il naquit à l’époque du roi Louis XIV, il y a plus de trois siècles.
    Il fallait bien compter deux bonnes heures de marche pour me rendre au royaume des Neuf Bois, franchir un premier plateau au bout d’une montée exténuante pour ensuite redescendre en pente douce vers le domaine royal, et ce, sans ne jamais quitter la compagnie des gigantesques arbres pour certains séculaires. Je cheminais donc à travers une hêtraie sapinière typique du massif Vosgien, sur des chemins boueux et tortueux qui se faufilaient à travers une jungle luxuriante, et plus je m’enfonçais dans l’épaisse forêt, plus le silence semblait aspirer l’espace et le temps. A la longue, les oiseaux se turent, je n’entendis plus le ruissellement des filets d’eau dévalant les pentes. Seuls les cris répétés des buses transperçaient l’espace où mille yeux devaient m’observer, cachés quelque part. Derrière ce calme presque envoûtant devait se tramer un évènement dont personne ne m’avait mis au courant. Malgré tout, je continuai ma marche. Ce n’étaient plus alors qu’arbres biscornus, énormes souches sous leur couverture de mousses, herbes sauvages, le tout dans un concert de tons verts des plus clairs aux plus sombres, et pour tout chemin une mince bande boueuse clairsemée de feuilles d’un or mordoré sur un tapis d’herbes enchevêtrées, de fougères affalées, et il fallait monter, toujours monter pour atteindre enfin un replat et bifurquer sur la droite pour un chemin plus spacieux et enfin plat, et même légèrement descendant. Tout ici se respirait dans une douce lumière, les herbes folles accrochées sur son sol rendu à sa liberté, encombré déjà de toutes jeunes pousses de sapins et de hêtres, d’arbres morts tombés en travers, m’obligeant à des acrobaties burlesques, et rendant ma progression pas si aisée que cela. Mon corps pouvait être un peu raide alors, mais mon esprit nageait au dessus de ma tête et noyé de lumière quand il me fallut subitement plonger par une sente légèrement dégoulinante et très sombre, plutôt un passage très étroit emprunté par les ongulés, serpentant tout autour du gros ventre du vallon de la largeur de deux sabots au travers d’une épaisse armée de pins géants plongés dans leur ombre, que je savais interminablement long, et qui devait aboutir finalement à une large et majestueuse allée conduisant au domaine du roi Soleil.
Je n’avais alors aucune idée de la raison pour laquelle le roi m’avait fait l’honneur de cette invitation, mais j’en étais fort content. Pour la petite histoire, son royaume s’étendait sur neuf bois étalés sur deux sommets et limitées par deux vallées ; c’est pourquoi son royaume était appelé le royaume des Neuf Bois. 
En chemin, pourtant, je croyais sentir des yeux obstinément fixés sur moi, sans que jamais je ne pusse surprendre personne en me retournant promptement. Les arbres aussi semblaient chuchoter derrière mon dos. Que se murmurait-il dans la forêt ? Je repensai alors à la réaction du chevreuil que je surpris en train de déguster de jeunes pousses. A ma vue, il resta figé, puis, inclinant la tête, s'en alla sur la pointe des pattes — du moins, c’est ce que je crus —, avant de se glisser dans un fouillis d’arbustes et disparaître. Je continuais malgré tout de descendre par la petite sente — dont je vous ai déjà parlé — qui cheminait à travers une armée de pins très resserrés entre eux, quand tout en contrebas sur ma droite, j’entr’aperçus enfin la vaste allée royale. Mon cœur commença à battre la chamade. Pensez donc, rencontrer le roi des lieux !
Une fois sur la vaste allée toute droite, il me restait une centaine de mètres pour rencontrer le roi, que je parcourus les jambes toutes chancelantes. Arrivé à sa hauteur, je m’agenouillai.

— Sir, je suis honoré de votre invitation.

— Mais c’est moi, mon cher enfant qui suis honoré. Et relevez-vous. Et ne m’appelez plus Sir, appelez-moi... voyons, appelez-moi « Grand Arbre ». Sachez avant toute chose que c’est à cause du nom dont m’ont affublé les humains que mes congénères me nomment leur roi, un peu par dérision. Je suis un géant d’arbre, voilà tout. C’est à cause de ma taille imposante, 46 mètres, de mes presque 5 mètres de tour de taille, et de mon âge de plus de trois cents ans qui me confère une grande sagesse, de mon bon sens, et de par mes larges branches encore vertes qui ont fait de moi le plus majestueux et respecté des sapins des Vosges, qu’un jour mes frères me désignèrent comme, comment dirais-je ?, comme leur Sage. En vérité, je ne suis le roi que de moi-même, comme tous les autres êtres de cette forêt sont les rois d’eux-mêmes: Sapins, Epicéas, Lynx, Fourmis, Biches, Chevreuils, Rochers, Herbes sauvages, Fougères, Ruisseaux, nous formons tous une grande famille et nous nous aidons mutuellement.

— Mais Grand Arbre, vos fidèles vous respectent au plus haut point !

— Comme je les respecte et les aime tous. Je ne suis en fait qu’un sapin dont le grand âge a apporté beaucoup d’expériences et autant de réflexion, voilà tout. Mais revenons à ce pourquoi j’ai tenu à vous voir.

Il prit une grande bouffée d’air. Je pouvais alors sentir tout le poids de son grand âge peser sur ses branches devenues trop lourdes. Puis il continua toujours avec sa même voix douce :

— J’ai réuni, voilà quelques jours maintenant, le grand conseil des sages du royaume pour leur annoncer mon désir de me trouver un héritier. J’ai donc pensé à un digne successeur qui aimerait mes frères autant que moi-même, qui saurait parler aux arbres aussi bien qu’à tous les êtres qui peuplent le royaume. Nous avons finalement décidé de vous proposer de devenir l’héritier du royaume, mon enfant.

— moi ?

— oui, vous.

— Mais pourquoi moi ?

— Un arbre ne vous a-t-il pas révélé la Vie qui scintillait en lui, n’avez-vous pas vu alors dans son feuillage mille étincelles d’or qui vous unirent à lui, et n’avez-vous pas vibré de la même source de Vie, cette source qui jaillissait de partout et en tout, à l’intérieur même de tout votre être aussi bien que dans tout l’espace ?

— Il est bien vrai, mais...

— L’herbe à vos pieds, de même, n’a-t-elle pas frémi dans ce même temps ?

— Il est vrai, répondis-je, à tel point que je n'osai plus marcher dessus…

— Et l’arbre et l’herbe ne vous ont-ils pas révélé leurs pensées les plus secrètes et n’avez-vous pas été à même de les comprendre ?

— Tout ce que vous dites, Grand Arbre, est tout à fait vrai.

— Et le chien alors témoin de la scène ne vous a-t-il pas exprimé son étonnement, que vous avez très bien saisi ?

— Il est encore vrai.

— Et comment vous parvint mon invitation si ce n’est par ce même lien invisible qui unit tous les êtres de la forêt ?

— Certes, ma foi, je n’y avais pas songé !

— Et les humains, quand vous leur aviez dit ce qui vous était arrivé, vous ont-ils cru ?

— Oh, Grand Arbre, ils m’ont ri au nez, savez-vous ! J’entends encore leurs rires moqueurs.

— Eh bien, mon cher enfant, qui croyez-vous comprendre le mieux, les humains ou les amis de mon royaume ?

— Les amis de votre royaume, assurément, Grand Arbre !

— Une mise en garde cependant, mon cher enfant, avant de vous prononcer ; sachez surtout que si vous acceptez, vous quitterez à tout jamais le royaume des hommes. Vous n’aurez plus de subterfuges pour tuer le temps, ni plaisirs illusoires, ni travail harassant pour vous étourdir, ni passions dévorantes, ni études intellectuelles qui ne servent que l’orgueil, ni d’opportunités de mentir, car le langage est tout autre chez nous, mais ça, vous le savez déjà. Il vous faudra respirer l’instant toujours renouvelé de la vie qui court à travers toute la forêt sans agitations vaines. Sachez enfin que personne ne vous complimentera, ne vous jugera, ni ne vous blâmera. Le Loup est aussi libre que la Biche, que la Fourmi, que la Pierre ou que l’Arbre. Après cette mise en garde nécessaire, vous aurez jusqu’au troisième jour pour devenir définitivement arbre ou décider de rester homme, au terme du banquet qui sera donné en votre honneur.
    A cette proposition stupéfiante je sentis une intense source de chaleur en un éclair me parcourir du haut en bas toute la colonne vertébrale. Mes jambes devinrent toutes molles. Je devinais alors ce que les prophètes avaient dû ressentir quand Le Très-Haut leur proposa de répandre l’immuable Vérité. Changer sa vie n’est jamais simple. Malgré tout, dès mon plus jeune âge, il est vrai que je me suis toujours enivré de la forêt. — Je ne serai pas si dépaysé que cela — , pensai-je en moi-même.

Aussitôt le roi dépêcha une dizaine de buses pour propager la nouvelle dans tout le royaume. 

—huiii** !::…. Huiiii** !,,,:….. huiii^^, pouvait-on déjà entendre au-dessus de nos têtes. 

Je ne vous cache pas que j’appréhendai déjà de sentir les premiers symptômes de ma métamorphose….................................................

    Tout commença par l’impression vague que des bourgeons me poussaient un peu partout sur la tête. Je tâtai instinctivement mon crâne, mais je ne sentis rien. Des branches sortirent peu après de mes côtes ; j’avais beau me palper sur tout le corps, je ne sentais toujours rien. Je revoyais alors cette vieille dame sans âge, le bras droit coupé au niveau de l’épaule, me dire, alors que j’étais enfant, qu’elle ressentait le bout des doigts de son bras coupé, et qu’elle pouvait même les bouger… Des racines me poussèrent sous les pieds, s’enfonçant doucement dans la terre. Et plus je devenais arbre, plus je perdais le sens du langage. Mes pensées elles aussi se métamorphosèrent peu à peu, mes phrases se mettaient à se disloquer quand les mots s’évaporaient de plus en plus nettement en volutes de parfums émotionnels, qui s’évadaient de mes aiguilles — oui, je poussais sapin —, et tout devenait sensation, vibration, se répandant dans tout mon corps d’arbre, du bout de mes branches jusque dans mes racines les plus profondes, s’interpénétrant avec les volutes des racines de mes nouveaux voisins, arbres, champignons, herbes éparses, et ce fut un bouquet si fort d’émotions que je faillis défaillir de bonheur jusqu’à ce que la fraîcheur du soir vienne apaiser mon enfièvrement.

    Et puis le soir tomba doucement, puis la nuit se mit à envahir peu à peu la forêt d’un mélange de diverses senteurs voluptueuses comme du musc mélangé à une odeur de pluie sur des feuilles mortes. J’en ressentais très clairement toute la douceur et la quiétude. Au noir de la nuit que je voyais humain se substituait les parfums porteurs de sensations nocturnes qui remplaçaient très avantageusement la vue et la parole, ou du moins la parole telle que la conçoit les humains .Tout mon être frémissait à la moindre odeur, à la moindre vibration. Je devenais peu à peu plus concentré sur moi-même, percevant soudain une lumière intérieure, tout en étant plus perceptif à toute la vie qui gazouillait autour de moi. J’eus d’ailleurs un échange émotif il n’y a pas plus de deux passages de biches avec un oiseau tout ensommeillé qui vint se blottir dans le fouillis de mes branches. Il me chanta la joie qu’il aurait s’il pouvait passer la nuit auprès de moi.

— Ce sera pour moi grand plaisir, en frissonnai-je.

A mesure que la nuit répandait sa trace, je sentis de moins en moins le remue-ménage qui se faisait tout à l’entour. Au bout d’un moment, je ne sentis plus que le doux zéphyr sur mes branches qui nous apportait des nouvelles des royaumes voisins. Je crois bien que c’est le paisible hululement de la chouette qui finit de m’assoupir, « HOUhou………….HOUhou………HOUhou » la tête plongée dans les étoiles. Sans vraiment dormir, je respirais la nuit pour la première fois de tous les pores de mon être nouveau...

Au petit matin, tout le petit monde s’égayait déjà. L’air était frais en ce début d’automne, mais je savais qu’il ferait beau à la petite morsure ressentie sur mes aiguilles qui déjà s’étiraient vers la lumière. Au loin, le pas léger de la biche effleura si peu le sol que je faillis ne pas l’entendre s’évaporer dans la forêt. Puis un effluve piquant me tira de ma rêverie :

— Chut, hurla tout à coup la pie bavarde qui en fit trembler toutes mes branches.

Tout aussitôt, il se fit un si grand silence que je crus la forêt subitement morte ; pas la moindre vibration dans l’air ou dans les fourrés..., avant que n’arrive de plus en plus distinctement jusqu’à mes racines l’onde du piétinement si reconnaissable d’un groupe de promeneurs arpentant la grande allée. Puis une gerbe de sons modulés vinrent s’échouer contre nous tous. Chose remarquable, je ne compris pas un traître mot de leur conversation, ce qui du reste ne me chagrina pas. Ô, combien de paroles vaines m’avaient envahies jadis d’un flot ininterrompu de bruits couvrant tout sur son passage, pour ne laisser sur ses rives qu’un désert de silence ! A l’approche du groupe cependant, un effluve lilas de quiétude et de gaieté se fit légèrement ressentir. 

Ainsi s’étiraient les heures dans le royaume. Tout le petit monde partageait ses humeurs qui se mélangeaient dans l’air de la forêt et personne par ce fait n’était seul. C’était notre façon à nous de dialoguer et de partager. Nous nous sentions tous concernés. Si une odeur désagréable ou une vibration inharmonieuse se faisait sentir, chacun de nous accourait pour aider, dans la mesure du possible. Tenez, pas plus tard que cette nuit, une de mes voisines établie dans mon ombrage me tira de mon demi-sommeil. Du bout de ses herbes folles, elle diffusa un effluve si âcre que j’en tressaillis.

— Jeune sapin, me cria t-elle, l’épicéa à vingt sauts de chamois m’avertit que des êtres minuscules hibernent sous son écorce !

Tout aussitôt j’en diffusai la nouvelle à travers les airs, et d’arbre en arbre, aidé du doux zéphyr nocturne, toute la forêt put prendre les mesures nécessaires.

Tout m’était merveilleux : le soupir de la pluie tambourinant sur mes feuilles, la caresse du vent à mon front, la morsure des rayons du soleil ou la course du chamois comme une douce vibration sur mes jeunes racines, ou le cri râleur du corbeau qu’on aimait bien malgré tout; l’écoulement des heures devinrent si pures et si transparentes que seule pouvait s’y faufiler le rire !

Dans un coin de mon tronc, pourtant, subsistait une infime trace d’appréhension que madame l’Ecureuil, tout en se toilettant à l’abri de mes branches, ne manqua pas de sentir :

— Détendez-vous ! me souffla t-elle.

Son petit cri si doux et si maternel finit de m’apaiser, laissant alors glisser le jour jusqu’au soir, le soir jusqu’à la nuit, et la nuit jusqu’au petit matin,...Troisième jour.

— Bien le bonjour, jeune Sapin, me dit monsieur Renard tout en traversant l’allée royale avant de dévaler le vallon, sans doute dans l’intention de chaparder une ou deux poules au village.

Je voulus le saluer à mon tour quand une troupe de corbeaux braillards hurlèrent en passant au-dessus de ma tête, nous invitant tous au grand banquet donné en mon honneur. Un rire nerveux s’empara de moi quand ils nous précisèrent qu’il débuterait au son des cloches de l’église, celle de la vallée à l’orient,… rire nerveux, car malgré tout, je ne pouvais m’empêcher de diffuser de l’anxiété dans les airs, ce que me reprocha cette fois-ci mon voisin le bousier que j’indisposai du même coup.

— Il ne sert à rien de stresser, Jeune Sapin, me dit-il, tout en faisant ses emplettes sous mon ombrage, qu’est-ce qui vous rend si préoccupé ?

— Un tas de questions me taraudent. Par exemple, où le banquet aura-t-il lieu ?

— Mais dans les airs, Jeune Sapin ! Les mets les plus délicats répandus par les sages de la forêt en d’ineffables volutes vont embaumer tout l’espace, et la joie de tous les êtres environnants se mélangera au festin jusqu’à ce que les effluves ne soient plus qu’une grande et unique liesse en votre honneur !

A ces mots je sentis que se dégageait de tout mon être un effluve semblable à du jasmin qui marqua mon grand contentement.

— Vous voilà rassuré, me dit monsieur le Bousier, tout en roulant une crotte de lapin en sa demeure qu’il partagera avec sa belle…

Dès lors, revenu à des humeurs plus végétales je pus ressentir toute la quiétude des êtres autour de moi. Ce fut les sangliers qui n’avaient de cesse de farfouiller aux pieds des grands chênes de l’autre côté de l’allée, le ruissellement cristallin des pluies de la veille dégringolant des sommets, le vent, ô le vent, cet infatigable facteur, qui en faisait danser les quelques herbes folles encore accrochées à la vie et ballotter d’aise le bout des branches en un frisson des plus exquis,… et le gros rocher, qu’on nommait amicalement l’Ours, qui se réchauffait aux premiers rayons du soleil, au milieu de la pente s’en allant mourir au pied du village, au sommet de laquelle je me tenais, tout au bord de l’allée royale. Emanait alors de lui une douce chaleur qui montait vers nous en vagues caresses successives. Les oiseaux piaillaient sans trop de convictions. Certains se réunissaient, tous perchés sur le grand chêne au carrefour des deux chemins, à deux bons sauts de chamois sur ma gauche, en vue de s’envoler pour de lointains horizons, tandis que de minuscules êtres immatures encore tout endormis, enfouis entre mes racines, n’attendaient que le futur printemps pour émerger de leur long sommeil ; je me sentais un peu leur père. 

Puis les cloches du village se mirent à sonner dans la vallée, me tirant brusquement de ma contemplation.

« Diliingng diliiiing diliiiing diliiiiing….. »

Et c’est à ce moment précis qu’une extase des plus sublimes se mit à envahir doucement tout mon être, de la plus minuscule de mes racines jusqu’au sommet de ma cime, s’amplifiant à chaque son de cloche jusqu’à m’emporter aux confins des mondes. Rappelez-vous, rappelez-vous seulement un instant, la seconde où vos yeux rencontrèrent celle ou celui que subitement vous désirâtes alors secrètement, quand un grand frisson se mit à vous envahir, emportant tout sur son passage pour vous laisser flotter dans un ciel si léger et si bleu, vous et l’extase, et vous saurez alors ce que je ressentis quand tous les êtres de la forêt vibrèrent de toute leur vie !

Cela dura l’espace d’une éternité, ou peut-être le temps d’un battement d’ailes, avant que ne s’évapore cet instant si peu concevable pour laisser place à une non moins profonde sérénité. C’est à ce moment-là que le roi s’approcha de moi.

— Mon cher enfant, me dit-il de sa douce voix, avant que vous ne vous prononciez, sachez que moi-même je fus homme, forgeron au temps du roi Louis XIV, et que je choisis un jour de grand tourment de devenir arbre, lorsque les dragons du Roi s’invitèrent dans mon foyer, nous forçant, ma femme et moi, à abjurer notre foi protestante, pillant nos maigres biens, allant jusqu’à tuer sous mes propres yeux mes deux enfants puis mon épouse avant que je n’arrive à m’enfuir, car ni ma femme ni moi n’abjurèrent.

Un long silence s’installa entre nous deux. Dans l’ombre, coincés quelque part, combien de drames pullulaient glissant fantomatiques dans l’air... 

— Je ne garde de ma vie d’homme, murmura t-il, que ce souvenir sans saveur particulière désormais, à l’exception de ma femme et de mes enfants que j’ai tant chéris, et des gens humbles de mon village poitevin.

— Grand Arbre, mais tout ça doit vous sembler très loin !?

— C’est vrai, et c’est si près à la fois. Voyez-vous, c’est de cela dont je voulais vous entretenir avant que vous ne preniez votre décision. Je n’ai pas perdu avec ma métamorphose la notion de mon individualité que ne connaît aucun être de la forêt. L’individualité vous fait prendre conscience de vous-même, et ce n’est que d'elle que peut être envisagé votre liberté, laquelle vous donne le choix. Sans liberté, pas de choix. Si vous choisissez d’être à tout jamais arbre, vous garderez donc votre individualité parce que vous auriez été homme auparavant, mais vous n’aurez plus aucune liberté de choix. Ne pensez-vous pas que de temps en temps je voudrais m'insurger, en voyant l'homme plier la nature à ses exigences, sans plus de considération envers elle? J’ai perdu cette liberté. Et aucun de ces merveilleux êtres ne pleure de cela. Eux ne sont rien pour eux-mêmes; ils vivent, respirent, s’aident mutuellement, ne répondant qu’à la nature de leur espèce. Sachez, pour en finir cher enfant, qu’ayant été homme avant de devenir arbre, je peux m’enchanter chaque jour de respirer toute cette vie qui embaume le royaume. Je ne regrette pas le dernier choix que j’ai pu prendre d’être devenu ce que je suis, me privant alors de ma liberté, notamment ma liberté de lutter contre tant d’injustices. Etait-ce une lâcheté ? Mais que me restait-il de foi en l’être humain, quand les dragons comme des chiens dociles tuèrent sous mes yeux femme et enfants sous les ordres de monstres dominant les foules ?

— Grand Arbre, lui répondis-je, je crains que la situation n’ait pas assez évolué jusqu’à présent, quand des hommes sont jetés par les rues, errant de pays en pays, ou pauvres dans leurs abris de fortune, ou simplement riches à pleurer dans leur solitude rempli de monde…

— Eh bien, coupa subitement le Grand Arbre de sa voix toujours aussi sirupeuse, trêve de bavardage, quelle est votre décision ?

— Grand Arbre, la vie végétale convient bien à mon tempérament rêveur, c’est vrai, et quelle joie ces effluves toujours renouvelés des êtres de la forêt, cette quiétude du temps qui passe sans autre avenir que le présent ! Mais voyez-vous Grand Arbre, je n’imagine pas la vie d’homme comme étant temporelle. Car sinon, quel sens donner au bien et au mal, si je dois ne plus exister ? Pourquoi aimer, si c’est pour tôt ou tard ne plus aimer ? Ce serait absurde !

Je me tus. Je vis alors le Grand Arbre verser une larme.

Un long moment s’écoula durant lequel nous échangeâmes en silence, et pour la dernière fois, tous les sentiments mêlés des odeurs de la forêt.

— Grand Arbre, repris-je enfin, je risque l'Eternité ! 

C’est ainsi que je repris le chemin du retour, la large allée royale, puis la sente au travers de l’épaisse forêt des Pins géants dans l’obscurité desquels je me faufilai, la sente qui montait, serpentant tout autour du gros ventre du vallon, jusqu’à déboucher sur le large chemin rendu à sa liberté, en travers duquel de vieux arbres épuisés s’étaient affalés, mais où la jeunesse s’égayait en joyeuse anarchie, sapineaux et hêtreaux surtout, où ne devaient plus passer que les animaux du royaume des Neuf Bois. Je ressentais encore un peu le parfum évanescent de tous ces êtres si discrets que je sentais peu à peu s’effilocher au gré du vent,... enfin le replat, pour finir par dévaler sur ma gauche le sentier tout encombré d’une foison d’arbres ou biscornus ou petits, cassés, géants, de souches toutes habillées de mousses et d’herbes folles, hêtres, sapins, bouleaux dans un fouillis indescriptible de végétaux au sol ou grimpés sur tout, pour terminer mon périple sur la large allée caillouteuse jusqu’à mon chalet.


octobre 2020


 

 

 

 

 

   

 

 

 


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