'Beyond black' Pierre Soulage
('Beyond black' Pierre Soulage)

PLUIES INTÉRIEURES


« Il n’y a pas de véritable définition de l’amour (amour évangélique, s’entend), parce qu’il faut d’abord commencer de retrouver au fond de soi l’invisible lien qui lie tous les humains et qui ne fait d’eux qu’un (xxiv/1), qui sont tous l’image et ressemblance du Lien que le Créateur a avec ses Créatures. Il n’existe pas de part seulement humaine de l’amour du prochain, qui reste une notion plus ou moins sentimentale, quand cet amour-là se borne à être une sorte d’hyper sympathie pour les autres. La grande part vivante de l’amour du prochain, c’est la part que nous avons en nous de la Vie » [ Vie avec un grand V se comprenant comme le Créateur ] 
    Propos de Frère Michel (blog : michelpotayblog.net/ site web : michelpotay.info)


    Maintenant, il pleut. Les grands épicéas jettent à travers la fenêtre de ma chambre leurs bras cornus qui ne sont plus que des masses sombres entrecroisées où ne filtrent que de petits bouts de ciel uniformément gris, que je fixe du fond de mon lit, le regard fuyant peu à peu avec la monotonie des gouttes qui s’écrasent sur les vitres, si bien que par l’effet du tambourinement régulier de la pluie, mais aussi de l’espace sans profondeur, et d’un léger assoupissement, me remonte des profondeurs une douce quiétude. Peut-être, me sachant en villégiature, entouré de coteaux et de forêts, qu'un philtre lumineux vient exagérer la perception doucereuse que j’ai depuis toujours des temps pluvieux, qui m’enfonceront bientôt dans une profonde rêverie, comme à chaque fois, quand l’effacement des couleurs et des formes participent à la dispersion de l’espace, avec l’allure du temps réduit à une éternelle seconde de quiétude toujours renouvelée, quand, peu à peu, ce même temps nappé dans son dénuement absorbera tout mon intérieur pour me jeter au milieu de sa fluidité, si bien que s’évaporeront les bruits intrusifs de la vie et que s’effaceront les dernières agitations vaines de la veille ; ou bien tout autant la pluie déversera en moi tout son flot d’apaisement, m’ouvrant toutes grandes les portes de ses attentions maternelles.
    De cette sensation indistincte de flux continu entre notre ‘intérieur’ et le monde physique, – du moins de ce que nous percevons de ce monde dans son immédiateté – , j’en ai toujours gardé un profond trouble, non pas qu’elle m’eût attristée, mais plutôt parce qu’elle demeurait comme insaisissable. Mes pluies intérieures, ( celles qui par temps pluvieux font remonter de mon humus l’odeur des régénérescences), gardent encore une part de leur énigme malgré moi, bien que j’en sois à priori le géniteur, à priori seulement, car de cette indéfinissable sensation semble résider une parcelle de vie autre que moi-même, n’appartenant pourtant pas au monde physique, mais semblant provenir malgré tout d’un ‘quelconque extérieur’. La pluie qui se déverse en moi semble alors porter en son sein une cohorte de petits éclats de vies animées, et c’est peut-être ce que je ressens être ce ‘quelconque extérieur’ qui m’absorbe autant que j’en absorbe la quintessence, de sorte que je ne peux plus savoir, à force de fixer les jets de pluie qui s’écrasent sur les vitres de la fenêtre, ce qui jaillit du tréfonds de mon être de ce qui émane de ce ‘quelconque extérieur’. J’en viendrai même à me demander si ce ‘quelconque extérieur’ ne serait pas une part de moi-même !
    Ainsi en est-il un peu de même pour la musique, quand un air soudain fait jaillir des vagues d’émotions qui, soulevées par un chapelet de notes, viennent en remuer l’humus tapi au fond de nous-mêmes, un peu seulement, car ces vibrations venues de l’extérieur qui nous pénètrent ne sont que de petites ondes passagères comme le sont nos émotions, de simples vaguelettes éphémères qui disparaissent avec l’air achevé, sans porter avec elles, – et c’est là toute la différence – les petits éclats de vie qui me semblent venir autant de notre ‘quelconque extérieur’ que du tréfonds de nous-mêmes.
    Certains pourraient se lamenter de ces temps pluvieux (qui ne seraient pas attentifs à ces petites éclaboussures régénératrices, les moments de profond silence qu’enfante la pluie), où la lumière s’affadit, pour laisser s’installer en eux quelque morosité ; mais c’est justement ces quasi-effacements des formes et des couleurs (oubliés le reste du temps où il ne pleut pas) qui fait ressurgir en moi une profonde quiétude empreinte d’une mystérieuse respiration de vie derrière le rideau de pluie, où seule la variabilité de l’épaisseur de l’espace animée des petites éclaboussures régénératrices pressenties stimulent une autre horloge du temps.
    Jamais cependant je n’ai pu véritablement passer de l’autre côté de ce rideau de pluie, – ou soulever un voile invisible, les jours de beau temps, que je sentais parfois furtivement nous séparer d'un pan de la réalité – , pour m’enivrer à tout jamais de cette vivance*, qu’une seule fois pourtant vint submerger tout mon être ; je dis tout mon ‘être’ car ce fut plus que moi-même, quand je me sentis subitement ne plus faire qu’un avec la nature et que je vis tout à la fois de minuscules petits éclats de lumière par milliers, comme des étincelles d’or, scintiller sur le feuillage de l’arbre qui prônait au beau milieu de la pelouse, sans que je puisse véritablement dire si cette scène se déroulait alors en moi ou dans ce ‘quelconque extérieur’ que j’ai depuis pressenti être une partie de nous-mêmes. L’air, comme une chair subtile qui portait en elle de cette vivance, m’avait unifié à sa substance. Ce fut un flot ininterrompu roulant ces petites étincelles de lumière d'or, une mer dans laquelle nous nous sentions mutuellement vivre, ce flot nous inondant tous comme des poissons dans Son eau bouillonnante de Vie, arbres, herbes, lumière du jour, soleil et nuages, si bien que nous nous sentions n'être animés que par cette Mer intemporelle et tout entiers pénétrés de son Eau qu'on savait éternellement régénératrice, nous-mêmes alors éternels, nous, parce que je sentais alors la vivance du Tout qui m'entourait, arbre, herbe, vent... Je pouvais alors à peine dire 'je suis moi', tant ce flot de Vie accaparait toute notre attention, flot de bien-être plutôt que de sentiment, fusion de Tout plutôt qu'extase béate des vierges à genoux, Amour expansé par cette seule Vie primordiale ...
     Et pourtant, ce bout d’éternité, dont je ne saurais dire s’il fut un moment de félicité ou simplement de grand trouble, parce que demeuré inexorablement dans l’ombre du mystère de la vie, m’apprit cependant que le bonheur tel que conçu par la plupart d’entre nous n’était porteur en fait que de peu de réalité, que ce que nous appelions bonheur n’était en fait que des bouts de plaisirs aussi fugitifs que les larmes versées ou de sensibilité exacerbée, au contraire de la douce irradiation de lumière qui m'inondait alors de son ineffable permanence, présence-vie jamais tarie qui n’est pas forcément joie mais extrême communion d’avec tout le vivant, qui me jeta j'insiste sur ce fait dans le trouble mal défini de la quasi-perte de mon ego.
    Pourriez-vous sentir, ne serait-ce qu’un seul instant, cette douce lumière dispensatrice de Vie couler en petites ondes d’éclats lumineux aussi bien en vous que partout autour de vous, dont malgré tout vous ne sauriez en situer la source, liant toute chose de sa seule présence dans un flamboiement d’animation et de mouvement, dont vous ne seriez qu’un atome faisant partie d’un tout indissociable ?! …
    L’arbre ne resterait-il alors qu'arbre et la lumière lumière, ou porteraient-ils en eux leur propre raison d'être, comme toute chose rendue visible dans l’univers à travers le logos primordial de la Création ?
    Je défaille chaque fois que m’étreint comme une évidence, l’espace d’un battement de cils, le souvenir de l’arbre étincelant venant secouer sa vie devant moi pour me jeter dans un cafouillis d’oiseaux sauvages, l’espace seulement de ce volatil instant, car aussitôt enfui vient m’assaillir le poids des jours qui fuient sur l’éternelle apesanteur des rondeurs toujours insaisissables, que nos mains en vain ne peuvent saisir, gestes et paroles envolés sans consistance dans l’étourdissement de nos désirs de Bien restés rêves (au moins pour moi), l’idée restée idée, une suite squelettique de mots mort-nés*² qui ne portent plus en eux le germe de leur création, – dont la finalité devrait en être l’action, – qui aurait pu les rendre vivants, c’est-à-dire géniteurs de nouveaux petits éclats de vie, des mots que les discours interminables des puissants, idolâtres des cultes, politiques aussi bien qu’industriels, financiers ou religieux, ont gravé dans le marbre de leurs intérêts, détournant habilement pour leur seul profit leur sens originel*³ en leur ôtant toute vitalité et toute chair, comme est devenu le mot Liberté ! …………………………….. ….
 
    Repassé de l’autre côté du rideau de pluie, après que de brusques rafales de vent venues s’abattre sur les vitres de ma chambre avec un grand fracas me fissent tressauter, je me rallonge dans mon lit tout en m’étirant, le regard encore tout embué des pluies intérieures qui, comme toujours, ont versé et verseront encore en moi leur douce ritournelle, pleines de bienveillance, même quand surgissent des moments de souffrance qui restent toujours dans la clarté des yeux brillants mouillés qui découvrent une fée blanche dans une mer blanche*⁴, à la différence des très rares moments d’angoisses*⁵ que j’ai pu avoir et qui font qu’il n’y a plus ni eau*⁶ régénératrice de vie, ni lumière éclaboussante de présence-amour, qu’un terrible cauchemar à demi-éveillé, me plongeant dans un espace plein de sales ombres inquiétantes, me fit sentir ; l’espace de plus en plus écrasant et noir qui m’oppressait à cause de la fuite de la lumière, à mesure qu’un malin semblait en aspirer avec une paille toute la quintessence, m’arrachant des pans entiers de ces petits éclats de vie, qu’un afflux de tourments comme des spectres venait aussitôt remplacer, de sorte que je n’étais plus que l’ombre à peine de moi-même, le temps soudain figé dans l’éternité d’une angoisse sans fond qui n’aurait plus jamais de fin, où il n’y avait même plus l’ombre de la plus petite parcelle d'espoir d’une présence comme d’un ‘quelconque extérieur’ !
    Mais cette scène n’évoque pas grand chose pour quiconque en entend le récit, et c’est là toute la limite du langage ; c’est à ce moment qu’il est nécessaire de passer de l’autre côté du rideau ou du voile pour sentir, seulement sentir – le dire n’a que peu de vérité – toute la faille abyssale qui peut ‘exister’ entre la vie et la non-vie !
    Est-ce pour cela, sensible aux moindres frémissements de toute manifestation de vie, à leurs moindres énigmatiques vibrations, et soucieux autant que troublé des questions qu’elles soulevaient, qu’ai-je voulu depuis tout petit, les soirs, quand la nuit scintille des mille lumières de la ville, penché sur le balcon de ma chambre, entrer comme un voleur dans l’intimité de familles inconnues que j’essayais de surprendre par les fenêtres de leurs pièces éclairées, ou poursuivre, les journées où j’étais à la maternelle, penché au dessus des plates-bandes, la vie trépidante des petits insectes tout occupés à quelque mystérieuse besogne ? Cette préoccupation ne m’a jamais vraiment quitté ; combien de fois aurais-je voulu respirer toute l’atmosphère dans laquelle les gens se mouvaient, – non pas pour en sentir les affects qui ne font que survoler la personnalité et sont aussi éphémères qu’un morceau de musique – mais pour en retenir toute la quintessence, en humer les ‘pluies intérieures’, en somme ; comme à travers ce trouble qui me saisit chaque fois que les formes et les couleurs s’effacent pour laisser place à la rêverie, où je regarde tomber la pluie se métamorphosant doucement au gré de mes pensées.
    Par instant seulement une brise emmène avec elle, en un tourbillon oblique, une envolée de feuilles jaunes venant rompre la monotonie du rideau de pluie si vertical désormais, pour finir par disparaître de ma vue. Des gerbes de brumes montées de la vallée absorbent petit à petit les bras cornus des épicéas, si bien que dans peu de temps tout ce spectacle disparaîtra derrière un voile vaporeux, … et c’est là que tout recommencera.


*  Émotion de vie ressentie, issue de la chair invisible liant toute chose (selon moi)
*² Mots comme Liberté ou Fraternité ayant perdu leur sens génésiaque
*³ Voir (La Bible, Marc 7/ 9-13)
*⁴ https://entojean.blogspot.com/2022/11/Regenerescence.html#more
*⁵ https://parapluiesoleil.blogspot.com/2022/11/Angoisse.html#more
*⁶ Voir (La Révélation d’Arès, XLIX/ 6)





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